Sur le fil de l’ascension

Arnaud Cechine, chef du département de l’Oise pour la Société de livraison Méneau, est fier de son parcours. Pendant dix-huit ans il a appliqué scrupuleusement les procédures, accepté les changements sans broncher, abordé chaque échéance comme un examen de passage vers une promotion, obtenue d’ailleurs à plusieurs reprises. Au dernier séminaire de l’encadrement, il a crû comprendre qu’il pouvait, raisonnablement, espérer le poste de Directeur du Nord-Ouest qui se libérera cet été. Dès lors, la revue annuelle d’activité, programmée pour le lundi suivant au siège de l’entreprise, représente un enjeux capital, l’opportunité de se poser comme le meilleur candidat, fiable et loyal, compétent car idéal. Pour préparer ce rendez-vous, il lui faut mobiliser son équipe.
Bérangère frappe avant d’ouvrir : « Arnaud, j’ai pris du pepsi car il n’y avait plus de coca. Tout le monde est là. » Arnaud se rend en salle de réunion et commence le tour de table de ses responsables de secteur. Chacun parle des contrats en cours, à venir, et de l’état d’esprit des chauffeurs. Karim, à la tête du secteur des livraisons du dernier kilomètre, alerte sur la surcharge de travail qui pèse sur ses gars. Il fait part de ses inquiétudes face au nouveau marché conclu avec une chaîne de fleuristes, qui veut tester la livraison à domicile pour la fête des mères. Il lui faudrait deux ou trois intérimaires en renfort. « Dans l’immédiat je peux vous en accorder un, répond Arnaud, mais nous aurons peut-être d’autres solutions à moyen terme. Je vais vous en parler dans un instant. » Karim affiche un sourire las. « Avant, je voudrais vous proposer un moment de convivialité ». Tous se regardent, étonnés. Les seuls pots organisés par Arnaud Cechine sont ceux prévus par l’entreprise, ce qui se résume aux départs en retraite et aux vœux de la nouvelle année. « En effet, je veux vous remercier pour votre investissement, qui a permis d’améliorer nos résultats. Je sais les efforts que vous avez déployés. » Chacun savoure cette reconnaissance. « Mais je ne vous cacherai pas que la pression ne va pas se relâcher. » Bérangère dispose une boîte de biscuits secs, des gobelets en plastique, une bouteille de Pepsi et une de jus de fruits. Personne ne bouge, perplexe.
– Servez-vous, invite Arnaud.
– Je n’ai pas trinqué sans alcool depuis l’âge de seize ans ! s’esclaffe Julien.
– Bois ton jus d’orange avec modération si tu n’as plus l’habitude, se moque Caroline.
L’ambiance commence à se détendre.
– Bien, si tout le monde est servi nous allons pouvoir reprendre. Un gros dossier nous attend.
Julien regarde sa montre : « ça n’a même pas duré dix minutes ! » Il hausse les épaules et s’affale sur son siège, maussade.
– Nous devons préparer la revue annuelle d’activité, continue Arnaud.
Tous ressortent une heure plus tard avec des tableaux à préparer, des notes à rédiger. Les éléments sont à remettre à Bérangère pour la fin de la semaine. La réputation du Département, l’octroi de moyens supplémentaires sont en jeu ; Et puis, aussi, sans que cela n’ait été évoqué explicitement, les futures évolutions de carrière. Les bouteilles à peine entamées sont gardées au frais.

Le vendredi, en début d’après-midi, Bérangère dépose sur le bureau d’Arnaud une grosse pochette grise, renfermant une cinquantaine de feuilles imprimée en couleur, pour faciliter la lecture, mais en recto-verso pour respecter les engagements de développement durable de l’entreprise.
– Des remarques particulières ? s’enquiert Arnaud.
– Il manque les données de Karim.
Il décroche son téléphone. Personne ne répond. Il consulte sa montre : 14h30. Il fronce les sourcils et se dirige vers le bureau de son collaborateur. Il le découvre étendu sur le sol, des papiers éparpillés tout autour de lui. Il sort son portable de sa poche pour appeler les pompiers, tout en demandant à Bérangère de trouver un secouriste du travail présent. Une demi-heure après l’évacuation de Karim vers l’hôpital, Arnaud a déjà tout réorganisé : la famille a été prévenue, Bérangère a pris en charge la déclaration d’accident du travail, les informations que devaient fournir Karim ont été réparties entre les autres responsables de secteur.

Lundi matin Arnaud Cechine arrive très tôt au bureau, afin de pouvoir sécuriser les modifications demandées par mail durant le week-end. L’échéance approche. Ses responsables de secteur arrivent, l’un après l’autre. Caroline ouvre sa messagerie électronique et peste. Elle pensait pouvoir enfin étudier les nouveaux itinéraires de livraison. Chacun s’y remet. A 11h30 le document est achevé, imprimé, photocopié. Arnaud le range soigneusement dans son cartable et part. Il a de la route et ne peut se permettre aucun retard. La circulation, dense, lui laisse le loisir d’imaginer différents scenarii. Tous finissent par une nomination sur le poste convoité. Cela permet aussi de canaliser le stress.

A 14h05 Arnaud Cechine est introduit dans le bureau du PDG. Le Directeur France de la Stratégie et la Directrice Nationale Adjointe des Ressources Humaines sont également présents. Il aurait préféré que ce soit la Directrice en titre, car c’est déjà elle qui l’avait fait embaucher, mais elle est en congé. Il distribue une copie du dossier à ses interlocuteurs et s’installe. Il défend son bilan, valorise la progression de son chiffre d’affaires, parle perspectives de développement… Ses interlocuteurs ne semblent pourtant pas partager son enthousiasme. Leurs remarques sont critiques, le ton est froid. Arnaud Cechine est déstabilisé. Il se tait. Le PDG se cale dans son fauteuil :
– Rien ne manque dans votre présentation ?
Arnaud Cechine réfléchit, ne trouve pas.
– Quels sont vos axes de progrès ?
– Oui, comme je vous le disais, pour que l’activité continue à progresser, il nous faudrait des moyens supplémentaires, nous sommes à la limite de ce qu’il est possible de demander aux chauffeurs.
– Je parlais des vôtres, personnellement.
Quelque chose ne cadre pas. Arnaud Cechine s’attendait à des éloges, à négocier une augmentation en lien avec sa nouvelle fonction. Les schémas qu’il avait élaborés se délitent. Un test ! Mais bien sûr, ce ne peut être qu’un test ! Arnaud Cechine se redresse, prend le temps de la réflexion avant de se lancer : « Je suis conscient que je ne manage pas l’équipe la plus nombreuse, mais j’ai démontré ma capacité à en tirer le meilleur parti… » Il lui semble déceler une moue réprobatrice chez la Directrice Adjointe. Son débit ralentit. « Je sais avoir le potentiel pour assurer un poste de plus grande envergure. » Les visages restent fermés. « Je suis prêt à … ». Son siège lui paraît fort inconfortable. Il change de position, n’ose plus bouger. « Prêt à… » Le PDG reprend la parole : « S’il est indéniable que les chiffres sont bons, nous sommes, ou plutôt, vous êtes confronté à un problème de taille. J’ai moi-même un document à vous montrer. Vous comprendrez mon embarras. » Il tend à son Chef de Département une fine pochette bleue. Arnaud Cechine la saisit et se fige en lisant : Karim Benberra, signalement de Risques Psycho-Sociaux.

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Une réponse à Sur le fil de l’ascension

  1. Duchamp dit :

    Hello excellent ton texte j’adore la chute inattendue et grinçante . Elle a fait perdre tous les espoirs de promotion à Arnaud. Pourtant il se donnait du mal pour l’obtenir

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