La Cité des Canaux

Dans cette cité il n’y avait ni rue, ni avenue, ni boulevard. Il n’y avait que des canaux, certains réservés aux bateaux et d’autres aux hommes-poissons. Pour traverser on prenait un bateau-navette, ou un bateau privé pour les plus aisés. Les habitants amphibies y allaient à la nage, leurs jambes devenant queue de poisson. Ils étaient à la fois enviés et méprisés, selon qu’ils soient considérés à un stade avancé ou primitif de l’évolution. Aucun homme-poisson n’avait jamais accédé à de haute fonction, car est-on vraiment capable de réflexion quand on est constitué d’une telle animalité ?
Dans la cité, les poubelles étaient déversées dans les eaux, nul ne résidant à plus de 10 mètres d’un canal. Mais les amphibies, qui vivaient en majorité sous l’eau, étaient de plus en plus sujets à maladies. Des études conclurent que la cause en était les détritus immergés. On s’en émut, puis on reprit ses activités. Cependant les infections se propagèrent à l’ensemble de la population via les mariages mixtes, les amitiés ou les simples relations professionnelles. Après un intense débat, il fut décidé que les ordures seraient stockées dans la maison la plus haute et la plus éloignée de la ville. La demeure fut réquisitionnée, et la famille qui l’occupait reçut l’Honorable Charge de Grande Intendante de la Collecte et de l’Entreposage des Surplus sans Usage.
Et pendant des décennies, la Famille Putride remplit sa mission.

Le moment arriva où le troisième Père Putride alerta sur le fait que sa maison était prête à dégueuler. Il soumis au Conseil de Cité un plan d’optimisation et d’économie des déchets : pratique systématique et obligatoire du compost, programmation de la fin des emballages non réutilisables, et taxe sur les surplus non recyclés. Les édiles, divisés, décidèrent de s’en remettre au peuple.
D’un côté, les auto-proclamés Vertueux en appelèrent à la responsabilité de chacun. Ils voulaient même aller plus loin, en incitant les Citadins à se brancher sur une installation circulaire, dont le slogan était « les rebuts des uns sont la matière première des autres. » De l’autre côté les Amoureux de la Cité, comme ils aimaient se nommer, se moquaient de ces soi-disant Vertueux qui, avec leur projet, transformeraient la ville en une immense usine de traitement des déchets. Les Amoureux de la Cité mettaient en avant l’aura dont celle-ci bénéficiait au-delà de son territoire. Son architecture, son organisation, son mode de vie étaient admirés, copiés, jamais égalés. Ils en appelaient à ne rien changer. Le leader du mouvement affirmait avoir noué des liens avec d’autres localités, prêtes à prendre en charge les ordures de la Cité. La population vota et donna raison aux Amoureux de la Cité.
Les négociations avec les bourgades avoisinantes s’engagèrent. Plus difficiles que promises, les tractations durèrent jusqu’à ce jour où la nouvelle et les odeurs se répandirent : la Maison Putride s’était écroulée. Le Conseil de Cité fut réuni en urgence. Au petit matin les élus levèrent la séance. Exténués, ils allèrent se restaurer. Mais de décision, point.

Immondices et puanteurs prirent droit de cité. Les habitants se plaignirent puis s’habituèrent. On recommença à jeter les ordures à l’eau. Certains trouvaient bien pratique de pouvoir aller d’une rive à l’autre en sautant de sac-poubelle en sac-poubelle ; Plus besoin d’attendre la navette. La majorité des hommes-poissons désertèrent la surface pour la profondeur des canaux. Le leader des Amoureux de la Cité créa un nouveau parti « les 2 jambes d’abord ». Il expliqua que l’écroulement de la Maison Putride était la faute des hommes-poissons, que la situation s’améliorerait de façon sensible si les moins-humains partaient tous et définitivement. Une opposition s’organisa, emmenée par un saltimbanque célèbre. De manifestation en contre-manifestation la ville se divisait. Les agressions contre les hommes-poissons se multiplièrent. Il y eut des marches de soutien, des pancartes proclamant « nous sommes tous des hommes-poissons », « les hommes-poissons sont des hommes comme les autres ».

Cette année-là, à la fin de la saison touristique, il fallut admettre que les recettes étaient en net recul. Un sondage révéla que le reste du monde associait dorénavant la Cité à la Maison Putride et aux relents nauséabonds. Certains tours-opérateurs annoncèrent qu’ils retiraient la ville de leurs circuits. L’idée que les hommes-poissons étaient vraiment de trop finit, dès lors, de faire son chemin chez ceux qui vivaient du tourisme ; Autrement dit tout le monde, depuis les magasins de souvenir, les employés de la Société Nautique de Circulation Fluviale, jusqu’aux conjoints des guides touristiques.

Aux élections citadines, le parti « les 2 Jambes d’abord » remporta la majorité des suffrages avec la promesse de régler le problème des hommes-poissons. Ces derniers furent chassés et les principales voies d’eau transformées en routes goudronnées. Les canaux non remblayés furent transformés, par décret, en décharge subaquatique. Quand les amphibies venaient revendiquer leurs droits à un habitat sain, ils étaient priés d’aller s’écailler ailleurs.

Un matin, un enfant qui jouait au bord d’un canal secondaire y tomba et se noya. Le Conseil de Cité répondit à l’émotion suscitée en construisant des murets de 80 cm de haut le long des berges. Les familles pouvaient ainsi se promener sereinement, les amoureux se bécoter sur les murets publics, et les habitants jeter leurs ordures par-dessus mur ; Accessoirement, aucun homme-poisson ne pouvaient plus accéder aux rives. Ces derniers décidèrent d’accrocher, en toute discrétion, les sacs poubelles aux pilotis des maisons et aux infrastructures d’aménagement des berges. On commença à observer des fissures dans les murs, des craquelures dans le bitume. On s’interrogea, on dénonça des mal-façons. Le Conseil de Cité diligenta des experts en surface, qui conclurent que la ville s’affaissait peu à peu.

Il faisait beau en cette fin d’après-midi printanier, même s’il fallait encore se couvrir. Les citadins flânaient ou lézardaient sur les murets. Des écoliers rentraient chez eux. Les terrasses des cafés étaient prises d’assaut par des travailleurs ayant écourté leur journée. Soudain, dans un grand tremblement, la Cité s’effondra.

La poussière retombée dévoila les gravats, les icebergs de pierre et de ciment, les déchets échoués, les morts noyés, écrasés, asphyxiés, les jambes et les queues enchevêtrées. Le monde entier vint rendre compte de la catastrophe humaine, architecturale, sociétale.

Le lieu, désormais inhabitable, redevint un étape touristique incontournable, connu sous le nom de la cité du désastre.

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