Épisode n°8 – Les fauteuils sans pied

Caroline fait le guet depuis 13h devant la porte de la bibliothèque, bien décidée à percer le mystère du siège du Comte. La semaine dernière elle avait dû attendre pour remettre la lettre de Walter Desobjets au directeur et, bien sûr, le siège s’était volatilisé.
Alors aujourd’hui, personne ne pourra la détourner de son objectif, y compris Yacine qui s’est vexé quand elle lui a dit que sa tête lui bouchait la vue. Il est sorti jouer avec ses copains.
Kevin passe, tu fais quoi ? Ah bon, moi, je ne me demande pas pourquoi Chaussette parle, elle parle c’est tout. Puis c’est au tour de Jade qui se demande : le Comte viendra si son siège n’apparaît pas ? Et s’il repartait, fâché, sitôt arrivé ?

13h50. Caroline ouvre doucement la porte de la bibliothèque. Pas de siège. Et si Jade avait raison ?

14h. Caroline entend le brouhaha des enfants dans la cour. Elle voit le Comte s’approcher. Il entre dans la bibliothèque.
– Où est mon fauteuil ? Quelqu’un a vu mon fauteuil ?
Jade jette un regard noir à Caroline, Chaussette lui siffle à l’oreille. Les enfants s’immobilisent. Le Comte balaie des yeux la pièce et soudain se dirige vers sa malle. Il ferme le couvercle.
– Ne vous fâchez pas Monsieur, s’empresse Caroline, vous pouvez vous asseoir dans le canapé, il est très confortable.
Le Comte se retourne :
– Me fâcher ? Quel drôle d’idée.
Il pose le sac qu’il avait sur le dos et en sort un coussin rond, épais, dont le tissu rappelle celui de son siège. Il le pose sur la malle. Le Comte relève les pans de sa redingote et s’assoie :
– Vous vous rappelez la lettre que j’avais égarée la semaine dernière ? Albert m’y annonçait qu’il m’envoyait ce coussin en témoignage d’amitié.
Walter Desobjets s’accommode. Les enfants, soulagés, orientent les sièges de la bibliothèque face au Comte, avant de s’installer, qui sur les tapis, qui sur le canapé. Caroline se retrouve un peu à l’écart. Elle s’assoie par terre.
Les enfants, silencieux, attendant que le Comte prenne la parole.

Mon ami Albert est un hôte merveilleux. Tout est exquis dans ses réceptions, les conversations, les mets et bien sûr les vins.

– Mais oui, s’exclame Caroline, Albert est sommelier.
– Chut ! s’agacent Kevin et Yacine.

Pourtant Albert a un gros défaut, il est irascible, et sa petite taille est un motif de colère récurrent. Il faut savoir qu’Albert mesure environ 1m40.

– Albert est un nain ? demande Jade.
Walter Desobjets confirme.

Ce soir-là je me rends chez lui, impatient de nouvelles rencontres et de promesses gustatives. Je sonne. Personne ne vient m’ouvrir. J’insiste. La porte s’ouvre enfin sur un Albert à la mine rogue, la cravate dénouée, la veste déboutonnée. L’Albert des mauvais jours. Il se détourne et avance vers le salon. J’entre, ferme derrière moi, le suis et découvre son salon dévasté. Les chaises gisent de guingois, les plateaux des tables sont à même le sol, les guéridons ont perdu leur pied.
– Vous avez été attaqué ? Cambriolé ? Vous n’avez rien ? m’inquiétai-je.
Albert hausse les épaules et se laisse tomber dans un fauteuil dont les pieds mesurent désormais entre 2 et 5 centimètres. Le siège vacille, sans pour autant se renverser.
– J’en ai assez, me dit-il.
Je le dévisage. Assez de quoi ? De recevoir ? De ses meubles ?
– J’en ai assez de passer ma vie les jambes pendantes comme un enfant de 5 ans. Je veux pouvoir m’asseoir et que mes pieds touchent le sol. Je veux que mes pieds touchent le sol et ne pas devoir lever les yeux vers mon interlocuteur. Qui vient chez moi devra désormais s’asseoir à ma hauteur.
Je m’assoie en face de lui, sur une chaise à qui il reste deux bouts de pied et demi, et me retrouve, fatalement, les quatre fers en l’air. Albert tente de s’excuser entre deux éclats de rire.
– Oserai-je une suggestion mon ami, même si votre décision me laisse perplexe ? Redonnez au moins à vos sièges leur stabilité.

– Dites Monsieur, intervient Mickaël, vous ne vous fâchez jamais ?
– Je n’étais certes pas très content. Mais, au moins, Albert avait retrouvé le sourire. Malheureusement cela n’a pas duré.

Quelques semaines plus tard je reçois une invitation de mon cher ami. Il a fait les choses en grand, parlant de l’inauguration de son « salon à la hauteur ». Nous sommes une quinzaine à être accueillis puis conduits dans le salon à la hauteur… d’Albert. Il nous faut nous baisser pour prendre un verre ou un petit four. Une fois assis, on se retrouve avec les genoux dans le menton. Et impossible de se relever ! Le seul dans son élément est le maître de maison. Il va de l’un à l’autre, remplit les verres, plaisante. Tout convive réussissant à s’extirper de son siège prend congé. Il ne reste bientôt plus qu’Albert et moi.
– J’ai passé une excellente soirée, se félicite mon ami. Et vous mon cher Walter ?
– J’ai mal au dos et les genoux ankylosés. Sans vouloir vous vexer, j’en ai vu plus d’un partir en se massant le bas du dos.
Albert hausse les épaules :
– Vous verrez ces sièges bas vont faire fureur. Les gens reviendront.

– C’est vraiment Albert qui a inventé le pouf ? s’extasie Jade.
– Le quoi ? réagit Walter Desobjets, le pouf ? Que ce mot est laid. Non, ces petits meubles d’appoint existent depuis fort longtemps. La seule lubie d’Albert est d’avoir transformé son salon de réception en salon de poupée.
– Comme ça doit être très joli ! intervient Justine. J’aimerais bien m’installer avec ma poupée, prendre le thé comme les grands.
– Oh oui, approuve Jade. Fini la dînette dans des tasses en plastique. On pourrait être de vraies dames.
– Sauf que vous, vous allez grandir, réplique Mickaël. Je n’aimerais pas être à la place d’Albert.
Le Comte hoche la tête et poursuit.

Albert prévoit d’autres réceptions, mais la nouvelle de son aménagement s’est répandue. Tout le monde décline. Ce jour-là, je suis le seul à m’être déplacé. Albert se désole dans sa maison désertée. Puis Albert fulmine, il ne veut plus entendre parler de qui que ce soit. Il refusera désormais toutes les invitations.

Les semaines passent. Inquiet qu’il ne réponde plus à mes messages, je lui rends une visite inopinée. Quand il m’ouvre, je découvre un Albert abattu. Il a des cernes, le cheveu terne, n’a pas mis de veste et les manches de sa chemise sont relevées.

– C’est si grave que ça ? tempère Jade, il a peut-être chaud.
– Albert est toujours d’une grande élégance. Je ne l’ai jamais vu autrement qu’en costume trois pièces.
– Trois pièces, c’est grand pour un nain, raille Chaussette.
Le Comte soupire. Mickaël donne un coup de coude à Kevin.
– Pardon, s’excuse ce dernier.
Mickaël enchaîne :
– Je suis sure que vous avez trouvé une solution.

Nous somme dans son salon, lui confortablement assis, moi en équilibre instable sur tous les coussins que j’ai réussi à empiler. Il ne veut pas admettre le côté radical de sa solution. Il s’entête sur le fait que les autres pourraient comprendre, faire un effort.
Bien sûr, sa position s’entend, mais qui accepterait de passer toute une soirée aussi mal installé que je le suis en ce moment ? Albert se tapote les lèvres de l’index droit :
– Et si…
– Oui ?
– Non rien, l’idée s’est enfuie.
– Et si les sièges se réglaient en hauteur ? proposai-je.
Albert hausse les épaules :
– A nouveau, mes pieds ne toucheraient plus le sol. Sauf si ce sont les chaises des plus grands qui s’enfoncent. Il faudrait que je transforme mon salon en un immense gruyère modulaire. Cela demanderait une ingénierie complexe.
– Un vrai défi mon cher Albert !

Les enfants suggèrent :
– Il faudrait découper le sol.
– Creuser et mettre une énorme vis qui monte et qui descend.
– Et une télécommande pour régler la hauteur.
– Il ne faut pas aller trop bas, sinon quelqu’un pourrait tomber dans le trou.
Ni trop haut car on risque de se cogner contre la vis.
– Et si les places sont trop éloignées les unes des autres, ce ne sera pas pratique pour parler !
– Albert aurait été heureux de votre enthousiasme les enfants, s’amuse le Comte. Mais une autre idée a germé.

En fait Albert n’est pas totalement convaincu, car le projet implique d’abîmer son magnifique parquet. Nous continuons à réfléchir à une autre solution.
– Des champignons ! s’exclame Albert.
– Pardon ?
– Vous voyez ces champignons à chapeau plat qui poussent en grappe dans les forêts ? Et bien je vais faire construire des grappes de sièges à différentes hauteurs, avec des escaliers en arc-de cercle. Cela fera comme des petits îlots. Plus on montera plus l’assise des sièges sera basse. Les plus petits prendront les sièges du haut, et les plus grands ceux du bas. Le siège pivotera pour pouvoir s’asseoir puis faire face au cercle de ses interlocuteurs. Les plateformes des marches s’avanceront de quelques dizaines de centimètres au-delà de la largeur du siège, pour poser ses pieds à son aise. Chacun sera confortablement installé, le visage à hauteur de tous. Les marches, les assises, les dossiers, tout aura des formes arrondies et je mettrai des coussins à disposition pour les plus délicats.
– C’est extrêmement prometteur ! m’enthousiasmai-je. Je connais un excellent ébéniste, un artiste dans son domaine, si vous avez besoin.

Quelques semaines plus tard, je reçois une invitation pour l’inauguration du salon Champignon. Je me délecte déjà des morilles, girolles, pleurotes qui seront sans nul doute servies. Nous ne sommes pas très nombreux, les amis les plus proches ou les plus aventureux. Albert a l’œil qui brille, la moustache qui frétille. Il a sa mine des jours de surprise. Et effectivement, quel salon les enfants ! Une merveille d’architecture d’intérieur ! Les sièges champignons s’élèvent à différentes hauteurs, desservies par des marches aux courbes harmonieuses. Ils sont répartis par groupe de cinq. Des guéridons, également de tailles différentes sont disséminés. On croirait que la pièce a, dès sa construction, été pensée autour des sièges.

Provenant du couloir, on entend un bruit sourd de choc, un meuble qui racle le sol, un grognement de douleur. La porte de la bibliothèque s’ouvre brusquement sur Monsieur Prudo :
– Quelqu’un peut m’expliquer ce que fait ce siège au milieu du couloir ?
Il aperçoit le Comte, fronce les sourcils :
– Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?

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