Lettre à Dory

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Ma lointaine Princesse,

Moi qui pensais commencer ma prochaine lettre depuis la terre anglaise, je suis bloqué en France. A Calais plus précisément. Si près du but et pourtant à l’arrêt. Ce port est étrangement calme. Non, calme n’est pas le mot car plusieurs fois par jour, et soudainement, des cris explosent, des feux empuantissent l’atmosphère de fumée de caoutchouc. L’air vibre de colère et je me terre. Je ne me sens pas rassuré, surtout depuis hier soir, où je me suis trouvé nez à nez avec un homme-buffle comme on dit chez nous, une force intranquille prête à encorner. Tu comprendras ma peur. Il m’a pris à partie, m’a déconseillé de vouloir travailler, qu’il saurait se souvenir de mon visage. Je n’ai pas bien compris sur le moment, mais j’ai acquiescé. Je me suis éloigné et me suis glissé dans un entrepôt. J’ai du mal à calmer mon cœur et ma peur. C’est pourquoi je t’écris, et savoir que tu vas me lire m’apaise et m’emplis de tendresse. Oh, ma Princesse, comme tu me manques ! Tes yeux noirs de braise, tes boubous chatoyants. Ici tout est gris : le ciel, la mer, les machines, les ombres. Car je ne suis pas seul à être bloqué ici. Nous sommes plusieurs à fureter, à l’affût d’un mouvement, d’une sirène de bateau, d’un signe indiquant quelque activité vers la mer. Heureusement que je ne t’ai pas écoutée, que je n’ai pas cédé à tes supplications. Que j’aurais été honteux de te faire subir tout cela. Comme je serai fier de t’accueillir en Angleterre, quand j’aurai un travail, une jolie maison qui n’attendra que toi pour être décorée. Comme nous serons heureux ! J’entends déjà le cristal de ton rire, je sens le fumet de ton poulet. Je te laisse pour dormir quelques instants avec ces souvenirs.

Oh ma Dory, je viens de vivre quelque chose d’horrible. Je ne devrais pas t’en parler, mais quand tu liras ces lignes, tu sauras que je suis de l’autre côté de la mer. Alors je l’écris pour m’en exorciser. Après avoir rêvé de ta cuisine savoureuse, je me suis réveillé, en pleine nuit, le ventre réclamant son dû. J’ai déambulé, à la recherche de quelque nourriture. Je longeais des containers, quand j’ai entendu des cris étouffés. Je me suis recroquevillé, au cas où des personnes arrivaient. Personne n’est apparu mais les voix ne cessaient pas. J’ai alors compris qu’elles venaient du container. J’ai frappé quelques coups et les cris se sont amplifiés. Je ne comprenaient pas ce qu’il disaient mais j’ai ressenti leur terreur, leur douleur. J’ai fait le tour précautionneusement, et me suis retrouvé devant une porte cadenassée. Que pouvais-je faire ? J’ai bien essayé de la forcer, mais je n’avais aucun outil. Et quand bien même, aurais-je risqué d’attirer l’attention sur moi ? Je me suis éloigné, j’ai fui, je les ai abandonnés, je me méprise. Je les hais de me faire me détester à ce point. J’en ai déchiré mon diplôme de médecine, je ne le mérite plus. J’ai tourné le dos à mes idéaux, à la noblesse de mon métier. Mais ce papier aurait pu nous aider dans notre vie future. Me pardonneras-tu ? Me rejoindras-tu malgré tout ? Quitteras-tu notre terre natale pour retrouver cet homme déclassé ? Oh ma Dory, comme j’aurais besoin que tu sois là. J’ai parfois l’impression que ma raison s’essouffle.

Ce matin des bruits nouveaux m’ont réveillé. Les machines se sont remises en mouvement. Le métal grince et s’entrechoque de façon épouvantable. Pourtant, le ballet des grues a quelque chose d’hypnotisant. Ces bras soulèvent des tonnes de container et les empilent avec une précision incroyable. J’ai imaginé les yeux ronds et brillants de notre fils, et j’ai bien observé pour pouvoir tout lui raconter en détail. J’ai oublié la faim et la peur et je me sens une nouvelle ferveur, peut-être due à l’effervescence qui s’est emparé du port. Ça crie et ça s’active de partout. Les hommes s’agitent et s’affairent autour des bateaux. Quand ils me voient, ils ne font plus attention à moi. Cela m’a permis de repérer comment me glisser à bord d’un gros navire, en escaladant son ancre. J’espère ne pas devoir me battre avec un autre candidat au voyage, ne pas perdre cette opportunité. Je vais tenter ma chance sans plus attendre. Cette lettre est donc définitivement la dernière écrite en France. Je veux y croire. Elle sera la première que je t’enverrai d’Angleterre. Réjouis-toi ! Je vais traverser la mer sombre et froide. Je vais bientôt pouvoir t’offrir la vie que je t’avais promise.

Ton Amadou

Voici la lettre intégrale retrouvée sur le corps sans vie d’un homme noir d’une quarantaine d’année, vêtu d’un jean et d’un blouson vert. S’il vous plaît, copiez-la sur votre mur Facebook. Peut-être parviendra-t’elle ainsi jusqu’à Dory, sa Princesse.

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