Pour arriver sur le quai à 7h54 ils sont partis de chez eux à 7h30, ont remonté la rue du Maréchal Foch sur le trottoir de gauche, ont tourné avenue Gallieni et traversé devant la cordonnerie. Ils préfèrent ce passage piéton plus éloigné du carrefour. Plus sûr car on voit mieux arriver les voitures. Ils ont présenté leur pass Navigo pour passer le tourniquet, lui le deuxième en partant de la gauche, elle, celui à sa droite. Ils attendent le train devant le distributeur de confiseries.
Ils se sont levés à 6h35, enfin elle, bon compromis entre le temps gagné pour le sommeil et le temps nécessaire pour se préparer sans stress. Elle a fait le café, vidé le lave-vaisselle puis est entrée dans la salle de bain. Elle en est sortie à 6h53 et a fini de s’habiller et de se maquiller dans la chambre. Elle a ouvert les volets et la fenêtre. En allant dans la cuisine, elle a rangé un magazine qui traînait. Il a grillé et beurré les tartines. « Bien dormi ? ». Elle a acquiescé tout en mastiquant sa première tranche. Elle ne l’a pas trempée dans le café. Elle aime bien entendre le craquant sous la dent, bruit familier, rassurant, de la journée de travail qui commence. Petit bruit fétichiste pour éloigner l’époque du chômage, des jours sans repère ni horaire. Elle a bu sa première gorgée de café. Il l’a regardée. Elle lui a souri. Le petit-déjeuner terminé il a mis les tasses dans le lave-vaisselle, elle a ramassé les miettes. Gestes du quotidien, mesurés sans être étriqués ; Gestes qui se répètent sans provoquer l’ennui.
Du lundi au vendredi ils prennent le train de 7h58 au Vésinet Centre. Il mesure un peu moins d’un mètre soixante-dix. Il a une coupe de cheveux et des lunettes qui n’ont jamais été à la mode, une dentition qui défie tout ordonnancement. Il est habillé de vêtements dont le style n’a pas changé depuis 25 ans : chemise à rayures, sous un pull pâle quand le temps se rafraîchit ; Pantalon de toile en été, en velours l’hiver. Son style à elle, bien que plus coquet est tout aussi désuet : jupe droite crème et imperméable trois-quart, fausses perles aux oreilles, carré mi-long. Elle ne met jamais de talons pour ne pas être plus grande que lui. Et puis les ballerines, c’est très joli aussi.
Ils sont assis l’un à côté de l’autre, dans le sens inverse de la marche du train. Elle sort son livre, un gros roman policier emprunté à la bibliothèque municipale. Il lui parle de la journée qui l’attend. Pas de grands événements. Il lui confirme qu’il achètera le pain sur le retour.
– On est mardi ? La boulangerie du coin est ouverte ?
– Mais oui, tu sais bien, c’est le mercredi son jour de fermeture.
– Ah oui, j’oublie toujours. Tu veux un pain de campagne ou aux céréales ?
– Comme tu préfères.
Elle se plonge dans sa lecture. « Ça te dirait d’aller à Casto ce week-end ? Je pourrai finir les étagères. » Elle hoche la tête. Elle tourne la page. Il sourit, satisfait. Il y a quelques années quand elle avait perdu son boulot elle n’avait plus le goût à rien, ne voulait plus sortir, plus rien entreprendre. Ces conversations de RER lui manquaient. Il a été soulagé quand elle a été prise à la Banque Postale Financement pour étudier les demandes de prêts. Il a été heureux de savoir qu’ils reprendraient le train ensemble jusque Châtelet-Les Halles, une station de plus qu’avant, une station de plus pour partager des petits riens, sentir sa présence et son parfum dans l’anonymat ambiant. Avant l’arrêt total du train, elle range son bouquin, bien calé contre le tupperware contenant le repas de midi. Elle l’embrasse sur la joue, laisse traîner sa main sur son bras. Pas besoin de grandes effusions ni de grands discours pour savoir que l’autre est là, sera là. Enfin, maintenant. Car à l’époque… Antoine avait trois ans. Elle était une mère aimante, couvante. Elle s’épanouissait tellement dans son rôle de mère qu’elle avait pris un temps partiel le mercredi. Ils avaient ajusté le budget domestique. Puis Antoine avait voulu faire du judo et apprendre le solfège ; elle sacrifia tout naturellement ses séances shopping, coiffeur, esthéticienne. De toutes façons elle n’avait plus le temps. Elle partait du travail à 17h, ne tolérait plus aucune minute supplémentaire et courait chercher son fils à l’école. Ils rentraient, elle lui préparait son goûter, chocolat chaud ou froid selon la saison, avec des gâteaux sablés ou fourrés à la fraise. Puis ils faisaient les devoirs. Elle préparait rapidement le dîner pendant que le père d’Antoine lui donnait le bain. Au fil des ans Antoine fit sa toilette tout seul et son père rentra de plus en plus tard. Un soir de plus où le dîner desséchait dans le four, elle se rendit compte que la couleur de ses racines lui arrivait aux oreilles, qu’elle pensait attendre l’été avant de s’épiler et qu’elle ne se souvenait plus avoir dû se démaquiller. Elle repartit à la conquête de son homme, pimpante, enjouée, angoissée. Il se laissa reconquérir, ravi et soulagé. Elle ne lui demanda jamais ce qu’il faisait dehors de plus en plus tard. Il se contenta de revenir à la même heure qu’avant. Ils s’accordèrent sur le fait qu’Antoine était grand maintenant et que l’économie du ménage s’améliorerait grandement si elle reprenait le boulot à plein temps. Ils s’offrirent un week-end en amoureux, une deuxième lune de miel, une deuxième chance. Ils surent la saisir et ne jamais la lâcher.
Elle change de quai pour aller prendre le RER D, direction Saint-Denis. Les grèves, les incidents techniques et accidents voyageur la retardent parfois, sans plus jamais l’altérer. Quand elle arrive en retard, elle part un peu plus tard : les employeurs en région parisienne sont bien obligés de se montrer souples. Et puis elle sait qu’elle est appréciée. Son responsable lui a même proposé de former la dernière recrue, un CDD de six mois. Elle s’est fixée comme challenge que son petit protégé se voit proposer un CDI au terme de ce premier contrat.
Elle sort de la gare de Saint-Denis et se dirige vers l’immeuble qui abrite son bureau. Elle se déleste à chaque pas des petites préoccupations du quotidien d’Agnès, épouse et mère attentionnée, pour devenir Mme Fernier, collègue discrète et efficace.
Quand elle fait le voyage dans l’autre sens, elle est fatiguée mais heureuse, d’avoir été travaillée, de rentrer chez elle, chez eux. Elles est d’autant plus satisfaite qu’elle a eu le temps de passer à Picard pour acheter des haricots verts. Ils dînent en se racontant les anecdotes du jour. Sauf Antoine. A quinze ans il a la rébellion boudeuse. Ses parents ne s’en formalisent pas, le goût de la vie s’acquiert et se cultive. L’adolescent a le palais en friche et les dents intactes de ne pas encore avoir croqué la vie.
22h45, l’heure d’aller dormir. Tant pis si le film n’est pas fini. Le journée a été bien remplie et demain il faut se lever. Elle fait sa toilette, met sa nuisette tout en réfléchissant à ce qu’elle mettra le lendemain, à ce qu’elle cuisinera pour le dîner. Penser à sortir des tournedos du congélateur. Il l’a rejointe dans le lit quelques minutes plus tard. Il vérifie l’heure du réveil, l’embrasse puis éteint la lumière. Ils s’endorment, sans impatience ni crainte du lendemain.