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Suite à l’appel de Mathilde, je me rends au domicile de sa mère. Je me gare devant la maison de briques, aux petites fenêtres basses. Je m’apprête à sonner quand je remarque l’usure de la porte, au-dessus de la poignée. Comment ai-je pu oublier que la sonnette n’a jamais fonctionné ? Je me revois, enfant, frappant jusqu’à ce que j’entende « j’arrive, j’arrive ! » Et la porte s’ouvrait sur Martha et son tablier bleu : « Quelle impatience mon garçon ! ».
Je toque. Trois petits coups rapides. La porte s’ouvre sur une femme de mon âge. Nous nous jaugeons. Nous avons vieilli, bien sûr, mais nous nous reconnaissons, et ce lien qui fut si fort se retisse instantanément. Mathilde et moi tombons dans les bras l’un de l’autre. Nous nous installons dans la cuisine, meubles en formica et nappe cirée. Il ne manque que cette odeur de chocolat chaud qui nous accueillait au retour de l’école. Aujourd’hui nous buvons du café, il est 14h et je suis là pour le travail.
– Gabriel, je suis vraiment contente que tu sois venu. Je ne sais pas quoi faire. Depuis quinze jours, depuis que maman est…
Je lui fais signe de se taire, Martha vient d’entrer. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle ne semble pas nous voir. Elle allume le gaz et murmure « Mijoté, ce sera encore meilleur. Raymond va se régaler. » Aïe, son mari est mort dans un accident de la route quand nous étions enfants.
– C’est tous les jours la même chose souffle Mathilde. J’ai peur.
J’observe Martha jusqu’à ce qu’elle sorte de la cuisine. Je me lève pour éteindre le gaz. Je comprends que mon amie soit perturbée.
– « Tu vas pouvoir m’aider ? » La voix de Mathilde tremble. « J’ai vraiment besoin de vendre la maison. »
– Je suis sûr qu’il y a une solution. En attendant, ça me fait plaisir de passer du temps ici, avec toi.
Mathilde se mordille les lèvres. Elle avait déjà ce tic, petite, quand elle ne voulait pas décevoir.
– Gabriel… Je pensais aller au cimetière cet après-midi. Ils m’ont appelé pour me dire que la pierre tombale était prête. Ce ne sera pas long. Alors… Est-ce que…
– Ne t’inquiète pas. Ta maman est une charmante vieille dame inoffensive.
Mathilde me fixe, perplexe.
Martha s’est endormie devant la télé. Mathilde l’éteint et s’en va.
Quand Martha se réveille, elle s’installe près de la fenêtre où elle avait l’habitude de broder. Ça aussi je l’avais relégué dans un coin de ma mémoire. J’ai toujours connu Martha brodant des napperons, des mouchoirs. J’en ai encore quelques-uns avec mes initiales.
Mathilde rentre : « J’ai acheté du pain d’épice à la boulangerie Rivet. C’est maintenant la fille qui tient la boutique, mais c’est toujours aussi bon. »
J’en salive.
Soudain, Martha se fige dans une immobilité absolue. Je consulte ma montre.
– Mathilde, il s’est passé quelque chose de particulier vers 17h ?
– Tu ne te souviens pas ? C’est vers cette heure-ci que maman avait reçu l’appel lui annonçant l’accident de papa.
C’est vrai, je me le rappelle, nous évitions même d’appeler aux alentours de 17h. Mais aujourd’hui la sonnerie retentit. Martha se lève d’un bond, les traits déformés. Elle saisit le téléphone et le jette violemment. Mathilde m’agrippe, paniquée. Martha siffle, tremble, les yeux exorbités. Elle n’est plus cette ancienne fragile, elle est un condensé de douleur qui menace d’imploser. Son cri vrille l’air. La situation est délicate mais je ne suis plus un débutant. Je me dégage doucement et m’approche de la vieille dame. « Martha, c’est Gabriel, vous vous souvenez ? L’ami d’enfance de Mathilde, celui qui toquait à la porte comme un petit fou. ». Martha me regarde, je ne sais pas si elle me voit. Je continue à puiser dans mes souvenirs. Je sens la communication s’établir. Je m’approche un peu plus, parle un peu plus bas. « Martha, Raymond ne viendra pas mais il vous attend. Je le sais. Martha, croyez-moi, vous pouvez revoir Raymond. ». Ses yeux plongent dans les miens, déversent son chagrin. « Martha, vous pouvez revoir Raymond. Je vous le promets. Il suffit que vous veniez avec moi. » Elle hésite. « Martha, vous pouvez me faire confiance, vous pouvez revoir Raymond, venez seulement avec moi. » Tout se joue maintenant. J’attends, le sourire avenant. Martha acquiesce. Je fais signe à Mathilde de prendre ses clés. Nous sortons de la maison sans précipitation, nous montons dans la voiture. « Au cimetière », dis-je à l’oreille de Mathilde.
Nous remontons les allées, Martha à mon bras droit, d’un bras qui ne pèse pas. Mathilde est en retrait. J’aimerais la rassurer, mais je n’ai aucune certitude quant au dénouement. Je lui lance un coup d’œil sans cesser de parler à Martha. Je ne peux pas risquer de perdre la connexion. Je fais signe à Mathilde de venir à ma hauteur, sur la gauche. Je passe une main dans son dos, serre son épaule. Nous arrivons à la tombe de Raymond. Martha s’agite, je resserre mon étreinte, bien inutilement. C’est un réflexe dont je n’ai pas réussi à me départir malgré les années. Je lis « Raymond Frost, 1949 – 1983. Martha, Raymond n’est plus ici mais vous pouvez le revoir. Souvenez-vous de ce qui s’est passé il y a 15 jours. Un passage s’est ouvert, il vous faut le franchir. Ne passez pas votre éternité à attendre Raymond dans ce monde. » Martha s’agenouille sur la tombe. Elle se penche, tend la main, effleure l’inscription. Je lis, suivant son doigt : « Martha… Frost, née Langon… 1950… 2018. » Martha me regarde, hoche la tête et s’évapore. Je jurerais qu’elle souriait.
– C’est fini ? Demande Mathilde.
– Oui, c’est fini.