(Disponible en audiotexte dans la rubrique « à écouter« )
Capucine est agenouillée sur sa chaise de bureau, la tête penchée en avant et le bout de la langue pointant à la commissure des lèvres. Des lambeaux de pages d’un magazine de jouets sont éparpillés. Elle s’applique une dernière fois pour écrire son prénom, pose son stylo. Elle sourit, satisfaite. Elle plie précautionneusement le papier, l’introduit dans l’enveloppe puis y indique : Papa Noël – Cercle polaire. « Maman ! » Crie-t’elle en dévalant les escaliers. « Maman ! N’oublie pas de poster ma lettre ! » Maud, la main déjà sur la poignée de la porte, se retourne. Elle glisse le courrier dans son sac et embrasse sa fille : « Sois gentille avec papa et va au lit dès qu’il te le dira. Je risque de revenir tard et il y a école demain. »
Elle conduit, réfléchissant à ce qu’il lui reste à faire au magasin. à deux semaines du 25 décembre, il faut jongler avec les fournisseurs, les clients, leurs hésitations, leur stress de trouver le bon cadeau pour belle-maman, le petit neveu, la filleule et les enfants dans un budget limité, calculé, qui ne sera pas respecté. On avisera en janvier. Elle se gare. Elle a quelques minutes de retard, du chiffre d’affaires potentiellement perdu. Elle se dépêche d’ouvrir le rideau métallique, les premiers clients de ce dimanche se pressent. Un bougeoir, une peluche, un bol personnalisé, oui dans trois jours vous pourrez le récupérer ; Ce cadre photo, dans cette taille je n’en ai plus en argenté, désolée, bonne journée ; Les verres à cocktail, non, à cette période de l’année je ne mets rien de côté ; ça fera 20 euros, vous voulez un emballage cadeau ? Oui, il est possible d’échanger jusqu’au 31 décembre, non les avoirs ne sont pas acceptés pendant les soldes ; Mme Déchel, comment allez-vous ? Une idée pour vos belles-filles cette année ? J’ai des jeux très élégants de repose-couteaux ou des parures très tendance, je vous laisse regarder, n’hésitez pas à m’appeler.
Les derniers clients partent bien après l’heure de la fermeture. Maud range, passe l’aspirateur, réapprovisionne le magasin en notant les articles à commander dès le lendemain. Il est plus de 21h quand elle rentre. Elle observe quelques minutes sa fille endormie, puis descend dîner avec Laurent. Il a préparé des pommes de terre au four avec une escalope de poulet. Un petit verre de vin aide à se détendre. Ils regardent une émission quelconque à la télé, lovés l’un contre l’autre. Elle est attirée par le sapin, son odeur, ses lumières. C’est joli, c’est festif, elle n’était pas là pour le faire. Elle soupire. Il la sert un peu plus fort, puis attrape un objet caché sous le canapé. « Capucine et moi avons décidé de te laisser accrocher la dernière boule. » Boule de joie au creux de son ventre. Elle tourne autour de l’arbre, choisit soigneusement l’emplacement, pas trop près de la pomme de pin, pas trop haut, là, juste devant l’ampoule de la guirlande lumineuse, afin qu’elle brille. Ses yeux pétillent.
Le lendemain matin tous les trois s’extasient sur la décoration. Le petit-déjeuner est joyeux, le chocolat bien chaud et le café bien fort. Il est déjà l’heure de partir. Maud s’engouffre dans son véhicule. Laurent accompagne Capucine à l’école avant d’aller travailler.
Capucine sort de classe, bien emmitouflée.
– Papa !
– Oh ! Des vêtements qui parlent avec la voix de Capucine. Êtes-vous un troll ou l’homme invisible ?
Elle éclate de rire et baisse son écharpe.
– C’est moi papa !
Il l’embrasse et remonte son cache-nez pour qu’elle ne s’enrhume pas.
à quelques mètres de la maison, l’enfant lâche la main de son père, court vers la boîte aux lettres, lève le clapet. Elle est vide. « Chérie, elle n’a été envoyée qu’hier, Papa Noël n’a pas eu le temps de t’écrire. » Capucine fait la moue. Même si son père n’a pas tort, ce n’est pas une raison.
La-bas, dans une contrée glacée, les habitants ont hiberné tout l’été. Ils se sont réveillés aux premières neiges, aux premiers courriers. Les souhaits des enfants sages ont remis en route les rouages. Les lutins s’appliquent à l’ouvrage dans un joyeux remue-ménage. L’atelier ne tourne pas encore à plein régime, on attend les renforts. Le Bonhomme rouge chausse ses lunettes et s’attelle à la tâche. Il lit, organise, répond. Toutes ces lettres qui s’amoncellent sont l’énergie qui le maintienne. Les poupées, les établis de bricolage sont des compagnons précieux. Pourtant Papa Noël est soucieux.
La cloche retentit pour la dernière fois de l’année. C’est le temps des vacances, de dormir chez mamie, des cadeaux. Cependant Capucine est inquiète, elle n’a pas de nouvelles du Père Noël. Elle craint qu’il ne vienne pas. Elle a fait une grosse bêtise cet été quand elle a cassé le vase hérité de tante Léontine, mais elle ne l’avait pas fait exprès, c’est Quentin qui lui courait après. Et puis elle s’était excusée. Et puis elle avait été triste quand sa maman avait pleuré en ramassant les morceaux de verre. Et puis elle n’avait pas râlé quand elle avait été punie. Papa Noël est-il à ce point mécontent ? Maman est-elle toujours fâchée et lui a demandé de ne pas venir ? Est-ce que les parents peuvent faire ça ?
Sa valise est prête quand papi et mamie arrivent en fin d’après-midi. Ils passent par le magasin de Maud avant d’emmener la petite jusqu’au soir du réveillon ; L’occasion d’un gros câlin entre la mère et la fille. Capucine se sent rassurée. Peut-être que Papa Noël a eu plus de travail, peut-être que, quand elle rentrera, sa lettre l’attendra.
Là-bas, dans cette contrée glacée, le Père Noël a fait ses comptes, il est bougon. Cette année encore, moins de courriers sont arrivés. Après avoir choisi le cadeau qui sera fabriqué et distribué, Papa Noël peuple et équipe ses ateliers de tous les autres jouets demandés. Ils s’animent jusqu’à noël, participant avec entrain aux préparatifs. Un Jedi soude une locomotive, un Docteur Maboul coud les boutons d’un poupon, une cuisinière Smoby enfourne des moules de cheveux de Playmobil. Un Schtroumpf farceur emmène une Barbie danser, à contre-temps c’est plus marrant. La bonne humeur donne de l’ardeur, estompe la fatigue qui affleure. Car même si les listes s’allongent, même si les envies de robots et autres jouets électroniques permettent d’automatiser une partie de la production, ils ne sont pas assez nombreux pour faire face à leur mission. Car Papa Noël veille également à la confection de poupées de chiffon, de ballons, de crayons pour les enfants qui sont dans l’incapacité de lui écrire. Dehors les rênes s’étirent, trottinent, bondissent tous bois devant, domptent le vent. La tournée s’annonce capitale, et pourra être fatale, si les visites programmées n’ont pas l’effet escompté. Maman Noëlle a ressorti le fer à friser les boucles de la belle barbe blanche de Papa Noël.
Capucine saute de la voiture de ses grands-parents et au cou de son père :
– J’ai du courrier ?
– Moi aussi je suis content de te voir.
– J’ai du courrier ?
Il repose sa fille. Maud ne devrait plus tarder.
– Papa, s’agace-t’elle, j’ai du courrier ?
Il soupire et secoue la tête. Capucine se mord les lèvres. Elle enlève son manteau, son écharpe, en profite pour essuyer une larme qui s’échappe.
– T’es sûr ?
Laurent s’en veut, cette histoire de lettre lui était complètement sortie de l’esprit. Il aurait dû en rédiger une. Il s’accroupit devant sa fille.
– On lui mettra un verre de lait et des cookies, ça le fera venir. Papa Noël est peut-être distrait, mais il est aussi très gourmand.
Minuit, Capucine a refusé d’aller se coucher. Minuit a fini de sonner, est passé. Sa copine Esther, qui joue les grandes en affirmant que le gros bonhomme n’existe pas, aurait-elle raison ? Elle lui avait ri au nez quand Capucine lui avait promis, comme un défi, de lui montrer la lettre du Père Noël. Esther dit que ce sont les parents qui boivent le lait et mangent les cookies. Capucine l’avait traitée de menteuse. La petite fille se sent toute ébranlée. Peut-être que si il y a autant de faux pères noël dans les rues c’est parce qu’il n’y en a aucun de vrai. Elle veut juste aller dormir pour oublier, se cacher sous l’oreiller pour pleurer, serrer son poney et lui raconter son chagrin. Peut-être que Papa Noël n’existe pas et que tous ces adultes, assis dans le salon, lui ont menti. Elle ne leur fera plus jamais confiance. Peut-être même qu’elle ne leur parlera plus jamais de toute la vie jusqu’à longtemps.
– Nous allons rentrés, dit papi.
Lorsqu’ils ouvrent la porte, un courant d’air froid les saisit.
– Oh, oh tonne une voix derrière eux, si ma mémoire est bonne, ici les cookies sont délicieux.
Ils se retournent et voient, enfin c’est impossible, ils écarquillent les yeux mais il faut bien l’admettre, l’homme qui se tient devant eux, le costume rouge, ventripotent, la barbe blanche, l’œil pétillant est, c’est incroyable… « Papa Noël ! » Capucine se jette dans ses bras. Elle rit, elle pleure, passe ses bras autour de son cou, claque un gros bisou sonore sur sa joue. Puis elle prend une mine sérieuse, fronce les sourcils et agite un doigt accusateur sous son nez.
– Pourquoi tu n’as pas répondu à ma lettre ?
– Jolie Capucine, je n’ai rien reçu.
– Oh mon dieu !
– Madame, Père Noël serait plus approprié.
Maud a attrapé son sac, fouille fébrilement et en sort, la mine défaite, une enveloppe toute chiffonnée. Elle la tend au Père Noël : « Je suis désolée, sincèrement désolée ». Deux prunelles incrédules virent à la colère.
– Maman ! C’est pas bien.
Le Père Noël repose l’enfant.
– Jolie Capucine, je suis là parce que tu as voulu croire très fort en moi. N’oublie jamais cela. Maintenant va te coucher, laisse le marchand de sable te bercer.
La petite obtempère. Puis l’homme en rouge, tout rouge jusqu’au front, se tourne vers Maud :
– Chère Madame, vous les grands pensez qu’il n’y a rien de plus important que votre temps et vos rentrées d’argent. En bafouant ainsi les croyances de l’enfance, vous grévez l’existence de créatures qui devraient vivre dans l’insouciance.
– Je suis désolée, répète piteusement Maud.
– J’entends bien chère Madame, mais je suis las de passer chaque année pour sermonner des parents distraits. Chaque courrier qui ne me parvient pas, chaque enfant qui ne croit plus en moi est une menace, mon pays fond, je me morfonds.
Il enlève ses lunettes embuées et les essuie sur sa veste.
– Père Noël, demande prudemment Laurent, si je comprends bien, ce sont des lettres dont vous avez besoin ?
Le bonhomme barbu acquiesce.
– Euh, mais pourquoi ?
Papa Noël le fixe et esquisse un sourire. Mamie intervient :
– Nous n’avons pas besoin de savoir, n’est-ce pas ?
– Ah, la perspicacité des aînés! Vous réchauffez mon cœur douce dame.
– Donc, réfléchit à haute voix Laurent, il faudrait que vous ayez vos propres boîtes aux lettres dans des endroits très fréquentés, comme les centres commerciaux et les marchés de noël…
– Par tous les pains d’épice, voilà une idée propice ! S’exclame Papa Noël, en exécutant un entrechat vers son traîneau. Il s’envole et laisse dans son sillage des flocons de rêve. Il sent une saine fatigue l’envahir, sa contrée va pouvoir s’endormir, sereine jusqu’à l’année prochaine.
En ce jour de noël, beaucoup de responsables d’enseignes se sont levés avec le projet d’un nouvel objet dans leur décoration. Dès l’année suivante, à côté du traîneau en aggloméré ou du siège réservé à un père noël costumé, des boîtes aux lettres sont installée, bien en évidence et toutes scintillantes. Aussitôt pleines, aussitôt vides. Des ombres chapeautées se faufilent au milieu des chalands, chuchotent et chahutent, chatouillent les bébés, cachent des friandises. Les courriers recueillis, elles filent en courant d’air, qui souffle sur les braises de nos âmes d’enfant.
Très beau original plaisant et facile à lire bravo
Premier commentaire, finalement : cette nouvelle est pleine de sensibilité, bravo !