Maud soupire, se reboutonne. Ses seins sont encore lourds de lait. Elle se demande si Capucine en boit assez, s’il est de qualité. Il faudra qu’elle en parle à l’infirmière.
– Je peux la prendre ?
Deux mains s’approchent de son bébé, de son bébé qui était en elle hier encore, qu’hier encore elle n’avait pas à partager. Mais comment refuser ? Elle tend sans enthousiasme sa fille à sa meilleure amie, qui s’extasie, comme elle est jolie, regarde, elle me sourit. Maud acquiesce mollement, voudrait prétexter de sa fatigue pour récupérer son enfant et somnoler avec elle, son corps minuscule contre sa poitrine. Seules. Elle baille ostensiblement. On frappe, ses parents entrent, joyeux et impatients. Elle le savait, pourtant, que les visites allaient défiler. Sa mère fronce les sourcils en voyant sa petite-fille dans les bras d’une autre. Elle enlève son manteau et questionne en rafale. Comment vas-tu ? Et Capucine ? Tu as réussi à dormir ? Et la petite ? Où est Laurent ? Tu l’as changée il y a longtemps ? Elle a mangé ? Quand ? Elle a fait son rot ? Non ? Donnez-la moi, je vais lui faire faire son rot. Évincée, vexée, l’amie préfère s’éclipser.
Le père de Maud l’embrasse, il est fier, il est ému. Il caresse précautionneusement, du bout des doigts, le crâne de Capucine. Sa femme lui écarte la main :
– Ne l’embête pas pendant qu’elle digère.
La petite se met à pleurer.
– Ah, tu vois, le récrimine-t »elle.
Il bat en retraite prudemment. Maud se demande si sa fille n’aurait pas encore faim.
– Ma chérie, tu viens de l’allaiter.
– Elle n’a rien bu.
– Tss, tss. Il faut lui masser le ventre.
En grand-mère aguerrie, déjà deux petits-enfants à son actif, elle s’installe commodément dans un des deux fauteuils qui meublent la chambre, et s’applique à la tâche. Sans succès. Grand-papa intervient :
– Maud a peut-être raison, cette petite n’a pas eu son compte. Tu ne voudrais pas être une mamie indigne en l’affamant ?
Grand-maman lui lance un regard noir. Capucine monte en décibel au moment où Belle-maman ouvre la porte. Duel visuel. Belle-maman pose ses affaires, un baiser distrait sur la joue de Maud, les yeux rivés sur son premier petit-enfant.
– Laurent a toujours été adorable. Mais quand il avait un chagrin, il suffisait de lui parler en le berçant.
Elle ravit le bébé à une Grand-maman pas ravie. Capucine ne fait pas de favoritisme, et s’égosille sans ménagement.
– Elle pleure de faim, tente à nouveau la maman dépossédée.
– Ma chérie, tu as sûrement raison, ajoute fielleusement Grand-maman, il est temps de lui donner le sein.
Grand-papa glousse.
– Pleure-t’elle aussi avec Laurent ? Réplique belle-maman avec humeur.
– Oui, surtout quand elle a faim, rétorque Maud.
En fait elle n’en sait rien, ne s’est pas encore adaptée au rythme du nouveau-né, ignore ce qui fonctionne pour la tranquilliser, mais se sent de plus en plus agacée de ne pas être écoutée, considérée. Elle se contente d’insister :
– Voulez-vous bien me la rendre ?
Belle-maman ne peut réprimer un pincement de lèvres.
– Ne t’énerve pas ou ton lait va tourner, tempère Grand-maman.
– N’importe quoi, s’emporte Maud
– Je suis d’accord, ponctue Belle-maman, qui reporte immédiatement son attention sur Capucine, espérant la calmer et pouvoir la garder.
Grand-papa compte les points en silence. Il refrène son envie d’intervenir, afin de ne pas s’attirer la foudre. Maud lève les yeux au ciel, consulte l’horloge, 15h30.
Laurent ne devrait plus tarder. Elle l’attend impatiemment, lui, le mari, le père, qui fera tout rentrer dans l’ordre. Il arrive peu après, pas rasé, essoufflé, avec un énorme bouquet.
– Comment vont les femmes de ma vie ?
Il embrasse Maud, s’empare de sa fille.
– Ben alors maman, t’as perdu la main ? Se moque-t’il gentiment, étranger au drame qui se trame.
Belle-maman vire au cramoisi, grand-maman se rengorge, grand-papa se retient d’éclater de rire.
– Donne-la moi, elle a faim.
Capucine happe le sein de sa mère et boit goulûment. Maud se concentre sur son bébé. Laurent contemple son épouse avec admiration, elle qui décrypte déjà les besoins de leur fille. Il ressent une pointe d’anxiété, il lui faudra se montrer à la hauteur. Grand-papa se détourne pudiquement de la scène d’allaitement. Les grands-mères regardent béatement, toute rivalité envolée… Jusqu’à la fin de la tétée.