Ses talons résonnent sur le sol du couloir. Son corps ondule vers la salle de classe.
– Allez ! Dépêche-toi !
Emilie, brunette aux cheveux courts, jean blanc et baskets, entraîne Sandrine, jolie rouquine en jupe et ballerines.
– Lilie, tu vas me faire tomber !
Dernier virage avant d’arriver en salle B406. Les deux jeunes filles ralentissent à peine, plus que quelques foulées.
– Un peu de tenue jeunes filles !
La voix autoritaire de leur professeur d’histoire-géographie les stoppe net. Mademoiselle Rochas arrive à leur hauteur, les dépasse et, s’arrête devant la porte de la salle de classe. Elle lisse sa jupe droite bleu marine, vérifie son chignon et entre. Sandrine, qui a senti son amie se crisper, exerce une ultime pression avant de lui lâcher la main et d’entrer à son tour. Mademoiselle Rochas s’avance sur l’estrade, pose sur le bureau en contreplaqué vieillot son cartable en cuir marron. Elle en sort un paquet de copies. Elle ajuste ses lunettes cerclées sur l’arête de son nez, toise ses élèves.
– C’est médiocre, comme d’habitude.
Elle parcourt les allées pour rendre les devoirs. Elle sent des regards s’accrocher à son postérieur. Elle retourne s’asseoir derrière son bureau.
– Hélène, finissez de distribuer les copies s’il vous plaît.
En découvrant leur note, les lycéens grognent. Elle ne l’a pas volé sa réputation de peau de vache libidineuse. Les rumeurs les plus folles circulent sur des cours un peu particuliers…
– … Marc ! Vous m’avez entendue ?
Marc sursaute et ferme vivement la bouche. Il essuie rapidement la salive qui mouille la commissure de ses lèvres. Son doigt est écarlate. Il vient de se mordre la langue et est envoyé à l’infirmerie, sans escorte ni compassion. Émilie est appelée au tableau.
– Écrivez je vous prie : La Nuit des Longs Couteaux… Indiquez la date également.
La craie reste en suspens, tremblotante.
– Il me semble avoir lu la bonne réponse dans votre devoir.
Émilie acquiesce, mais rien ne vient.
– Était-ce dû au hasard ou à une camarade bien disposée à votre égard ?
Émilie nie de la tête. Toujours rien. Son cerveau n’est qu’une flaque flasque qui ne réfléchit rien.
– Quelqu’un pourrait m’en dire quelque chose ?
Un doigt surgit au premier rang, dressé par le désir de reconnaissance de Nathan l’horripilant. La plupart invoquent des formules d’invisibilité, aussi magiques qu’efficaces. Trois garçons, affalés dans le fond, chuchotent et se donnent des coups de coude.
– Oui Julien ?
– La nuit des longs couteaux, c’est un truc sanglant comme le pantalon d’Émilie ?
La jeune fille se retourne et se colle contre le mur. Elle porte une main à son ventre, à ses fesses. Le rouge lui monte aux joues, envahit son front. Son regard s’égare entre l’enseignante, Sandrine qui l’observe, inquiète, et la sortie. Elle se décolle de la paroi, de peur de la salir. Lui reviennent en mémoire les histoires les plus invraisemblables de règles abondantes et nauséabondes. Elle a l’impression de sentir le liquide visqueux couler le long de ses cuisses. Elle n’ose pas vérifier. Oh quelle honte ! Surtout ne pas pleurer. Se retenir. Mademoiselle Rochas s’est levée, furieuse, mais si promptement qu’elle est prise de vertige. Elle s’appuie sur le bureau, bras et jambes légèrement pliés, dos arrondi. Les regards des adolescents en profitent pour sauter dans l’échancrure de son décolleté.
– Vous n’êtes que des rustres ! S’écrie-t’elle. Et vous, tendant vers Julien un doigt parfaitement manucuré, vous êtes le pire. Des excuses immédiates et chez le proviseur.
Émilie, libérée de l’attention de la classe, se précipite vers sa place, récupère son sac et s’apprête à s’élancer vers la porte… Mais la porte est à l’autre bout de la pièce, si loin. « Lilie, ne fais pas attention à eux. » Elle jette un coup d’œil derrière elle. Sandrine lui sourit, lui indique sa chaise. Émilie voit la chaise, puis la table, la fenêtre ouverte. La place à côté de la fenêtre a toujours été sa préférée, notamment au printemps, quand les rayons du soleil chauffent et invitent à ouvrir. L’air tiédi s’engouffre.
Un siège crisse. Julien, crâneur, s’apprête à quitter le cours.
– Et bien Mademoiselle, qu’attendez-vous pour vous asseoir ! Ce n’est qu’une petite tâche.
– Je l’ai quand même remarquée du dernier rang.
– Dehors !
Sitôt la porte refermée, vingt-huit paires d’yeux se braquent sur Émilie… Que vas-tu faire ? Que vais-je faire ? Je ne sais pas. Laissez-moi. Émilie recule d’un pas et se cogne. « Lilie, ça va ? ». Émilie se frotte la cuisse, regarde la table. « Lilie ! ». Emilie fixe la table, lève la tête, trouve la fenêtre. « Lilie, ça va s’arranger. Demain ils auront oublié ». L’oubli, un déclic. Le plongeon, la solution. Elle grimpe sur la chaise, sur la table. « Lilie, non ! » Et s’élance par la fenêtre ouverte.s. Ses camarades hurlent et se ruent.
– Reculez-vous immédiatement ! Retournez à vos places !
En trois enjambées l’enseignante rejoint Sandrine, dangereusement penchée vers le vide laissée par son amie. Elle la tire par l’épaule et l’oblige à se rasseoir. Sandrine se tasse sur elle-même, les yeux pleins de larmes et d’incrédulité. Elle renifle.
– … Oui Monsieur le proviseur, les pompiers. Non pas dans ma classe, dans la cour. Oui, je suis au courant que je suis au quatrième, s’exaspère Mademoiselle Rochas.
Elle raccroche et revient vers le centre de la pièce. Son téléphone portable sonne, le proviseur questionne, s’emporte : « …Et fermez cette satanée fenêtre ! ». Elle obtempère, s’appuie contre la vitre.
Le passage des surveillants, de classe en classe, pour donner les consignes de calme et de sécurité, précède les clameurs et les pleurs qui s’élèvent.
– Vous avez tué mon amie.
L’enseignante se penche vers Sandrine et lui susurre :
– Reprenez-vous jeune fille, à quel moment l’aurais-je donc poussée ?
– Vous êtes responsable.
L’enseignante sent monter la colère. Elle sait que si ces mots sont répétés, ne serait-ce qu’une seule fois par n’importe lequel de ces élèves et à n’importe qui, elle sera désignée coupable, victime de la vindicte des parents virulents. Elle refuse que des adolescents, sous l’emprise d’hormones déboussolées, la discréditent ; Elle qui voue ses journées, malgré tout, malgré eux, à les éduquer, mens sana in corpore insanum.
– Moi ? Je n’étais pas sa tendre amie…
L’enseignante recule vers le fond de la salle. Elle reprend la leçon, l’histoire du nazisme, de l’eugénisme, facteur déterminant des rôles et des destins. Sa voix sourde s’insinue, souffle glacial qui anesthésie le cerveau des élèves sous le choc. Ils absorbent sans filtre les propos déterminés et glaçants, engourdis par cet assaut d’événements qui les dépassent. Fille qui trépasse ; Professeur coriace ; Pas de carapace. Ayant redéfini le concept de la culpabilité, Mademoiselle Rochas progresse lentement vers l’estrade, leur fait face. Elle sourit. La sirène des pompiers retentit. Sandrine s’ébroue, répète : Vous êtes responsable.
L’enseignante sent une bouffée de chaleur haineuse incendier le calme retrouvé. Comment cette petite sotte peut-elle lui être à ce point hostile? Et les autres ? Elle ne veut pas savoir, ne veut plus les voir. Elle s’accroupit et cache son visage dans ses genoux.
– Madame, ça va ?
Elle lève la tête et sursaute, surprise de découvrir Nathan à ses côtés, avançant la main vers elle. « Arrière, pervers écervelé ! » hurle-t’elle en se jetant sur lui, si brusquement que le talon droit de son escarpin vernis se casse. Elle se tord la cheville. Sous le choc l’adolescent tombe à la renverse.
Le téléphone sonne dans le vide. Le proviseur raccroche, perplexe. Il n’aime pas cela. Maintenant que les secours sont arrivés, il peut laisser le conseiller d’orientation gérer la situation, pour se rendre dans la classe de Mademoiselle Rochas. Il n’a toujours pas prévenu les parents d’Émilie. Il presse le pas.
L’enseignante est maintenant à califourchon sur Nathan, lui infligeant gifles et coups de poings. L’adolescent se protège maladroitement, encaisse sans comprendre qu’il lui faut se défendre, gémit. Les élèves, effarés, supplient la furie professorale pour qu’elle s’arrête. Elle se relève, les invective, remarque que sa jupe est craquée. « Et toi, tu en profites pour lorgner sous ma jupe, pustule décadente ! » Elle se laisse tomber sur Nathan, tous ongles dehors. Alerté par les éclats de voix, le proviseur surgit au moment où Mademoiselle Rochas plonge ses doigts dans les pupilles dilatées de Nathan. Il l’attrape par le cou et serre jusqu’à ce que la professeur lâche sa proie. Il la rejette contre le bureau.
Nathan, inconscient, est évacué vers l’hôpital. L’enseignante, encore fulminante, est prise en charge, sans ménagement, par les forces de police.
Le lycée sera fermé le temps de nommer un nouveau proviseur et d’installer des barreaux aux fenêtres. Sandrine et Nathan finiront l’année dans un autre établissement.