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Dans ce quartier résidentiel, quand il fait froid et noir, chacun reste chez soi. Personne n’a remarqué cet homme qui observe une maison depuis plusieurs minutes. Aucun mouvement, aucune lumière n’indique une présence. Il la contourne, passe une grande baie vitrée et s’approche d’une porte en carreaux de verre dépoli. Il protège son poing avec la manche de son blouson et brise un carreau. Il introduit sa main précautionneusement et déverrouille la porte, l’ouvre. Aucune alarme ne retentit. Il attend néanmoins quelques instants, à l’affût d’un voisin curieux ou courageux, d’une sirène de police. Rien. Il se dépêche d’allumer une petite lampe, côté rue, pour indiquer qu’il y a quelqu’un dans la place. Il visite chaque pièce, caresse le bois laqué d’un vaisselier, gratte la dorure d’un cadran d’horloge, retourne une nature morte pour en vérifier le certificat d’authenticité. Il ne pensait pas trouver de tels trésors en ce lieu. Il sait déjà qu’il ne partira pas sans un trophée. Il monte à l’étage. Le pallier dessert quatre chambres, une salle de bain. Il ne peut pas résister, sa dernière douche date de quinze jours, son dernier bain… Sa mémoire ne remonte pas aussi loin. Gel douche, shampoing, il faut que ça mousse. Il s’enroule dans une serviette moelleuse, inspecte les armoires : rasoir, après-rasage, crème hydratante, brosse à dents. Après un coup d’œil dédaigneux à ses vêtements crasseux, il se dirige vers la plus grande chambre. Dans le placard, il choisit un slip, des chaussettes, un pantalon, un polo, un pull, et même des chaussures. Tout est à peu près à sa taille. De toutes façons, après quatre ans de taule, on s’accommode. Il a faim, regagne le rez-de-chaussée. Le frigo lui offre un festin. Dans le salon, il allume le feu et la télé. Le bar, joli meuble en étain, est bien achalandé. Il opte pour du cognac. Il s’installe dans un fauteuil club en cuir, soupire d’aise.
Des phares éclairent l’allée. Eugène sort de sa voiture et repère immédiatement la lumière dans son bureau. Il fronce les sourcils. Il fait le tour de la maison et aperçoit un inconnu endormi, les braises rougeoyantes. Il revient vers l’entrée, ouvre le plus silencieusement possible, va au salon, se saisit du tisonnier et lance un grand coup de pied dans le tibia de l’intrus. Ils hurlent, l’un de douleur, l’autre de colère :
– Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites chez moi, dans mes vêtements, dans mon fauteuil, à boire mon cognac ? Qui êtes-vous ?
Le squatteur le jauge : embonpoint installé, front en sueur, l’attitude ressemble plus à un golfeur qu’à un boxeur.
– Boucle d’or pour vous servir.
Eugène en reste coi. L’intrus se masse la jambe.
– Vous n’auriez pas de l’arnica ? Vous m’avez peut-être cassé la jambe, ça peut vous attirer des ennuis.
Eugène ne réagit pas.
– Dites, ce n’est pas très prudent de ne pas avoir installé d’alarme. Remerciez-moi de vous avoir protégé des cambrioleurs, vous avez vraiment de belles choses, des objets rares.
Eugène ne cille pas.
– Je n’ai pas vu de photo, vous vivez seul ici ? Pas de femme ? … Divorcé ? … Des enfants ?… Pff, si vous ne voulez pas causer, moi je vais me pieuter.
Il s’éloigne en boitillant, se retourne.
– Les lits sont faits ? Non, je blague.
Eugène n’a toujours pas bougé. Il n’aime pas ce type, il n’aime pas cette situation mais ne sait pas quoi faire. Quand il rejoint l’étage, il entend des ronflements. L’intrus a fermé sa porte à clé. Eugène se couche, somnole jusqu’au matin.
Il descend se préparer un café et remarque la planche à pain fixée sur le carreau cassé avec du gros scotch. Qui est ce type ? Il remonte, écoute. L’autre dort toujours. Il découvre ses affaires en boule dans la salle de bain. Ce qu’elles puent. Il les fouille, grimaçant de dégoût. Il trouve dans les poches du blouson la statuette en bronze qui était sur le guéridon du vestibule et un couteau à la lame moirée. Ce couteau ancien de Damas est une pièce magnifique que ne bouderait aucun musée.
– Y a quoi au petit-déjeuner ?
Eugène sursaute.
– J’ai prévenu la police.
Le visiteur désigne du menton la statuette. « ça m’étonnerait. Cette magnifique Artemis ne se négocie qu’au marché noir. »
Les deux hommes se toisent. Chacun se demande qui est ce type qui visiblement s’y connaît en art.
– Ok, ok, je mets les voiles.
Eugène ricane.
– Vous n’irez nulle part pour le moment. Vous êtes peut-être un connaisseur, mais surtout un voleur. Qui me dit que vous n’avez pas des complices ?
– Et ils attendent quoi pour débarquer ?
– A vous de me le dire. Vous êtes qui ?
Les minutes passent, sans qu’aucun ne fasse un geste, ni prononce une parole. L’intrus secoue la tête.
– Écoutez, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose, mais à ma grande époque, on m’appelait l’Antiquaille.
Eugène reste bouche bée. Ce type, devant lui, qui ne ressemble à rien dans ses vêtements trop grands, est l’Antiquaille, la fine fleur du commerce d’antiquité sous le manteau, le trouveur d’introuvable, le négociateur redoutable tombé il y a quelques années ? Ça ne se peut. Et pourtant, seul un expert reconnaîtrait son Artemis.
Le visiteur voit que le nom a fait mouche. Il propose de descendre prendre un café, avec une petite larmichette d’alcool, ça aide à démarrer la journée.
– Vous n’êtes pas très causant le matin non plus.
– Vous m’obligez à déménager.
– C’est vous qui voyez.
– Monsieur l’Antiquaille, vous avez eu votre heure de gloire, et quelque part c’est un honneur de vous rencontrer. Mais je ne peux pas risquer que vous ébruitiez mon adresse, ni les pièces que je possède.
– A qui ? J’ai perdu mon réseau. Voyez-vous, ma mise hors-circuit, contrairement aux œuvres d’art, n’a pas fait monter ma cote.
– Qui me dit que vous n’y voyez pas l’occasion de vous refaire ?
– Pas faux. Et pourquoi ne pas me tuer ?
– Je vous retourne la suggestion.
Ils esquissent un sourire, presque involontairement. Receleurs, soit ; Tueurs, en aucun cas.
L’Antiquaille réfléchit :
– Quelque chose me dit que vous n’êtes pas du genre à confier l’emballage de vos merveilles à n’importe qui… Et moi je n’ai nulle part où aller.
Contre toute règle élémentaire de prudence, Eugène lui fait confiance. C’est l’Antiquaille tout de même !
La journée ils enveloppent, empaquettent, étiquettent. Le soir, au dîner, ils se délectent de conversations de fins connaisseurs.
– J’ambitionne d’avoir une pièce de chaque civilisation, grecque, maya, persane, chinoise, égyptienne…
– Ah, monsieur est un éclectique, raille l’Antiquaille.
– Un voyageur de salon. Je veux parcourir le monde et le temps sans sortir de ma maison, rétorque Eugène. Il m’arrive souvent de faire des recherches sur une de mes acquisitions, pour découvrir si elle ne constitue pas un indice dans un mystère historique. J’ai…
Eugène se tait. L’Antiquaille se redresse.
– Hum, mon instinct me dit qu’il y a secret sous antiquité.
– Ma plus grande fierté et ma plus grande frustration.
Eugène fixe la cheminée, silencieux. L’Antiquaille se lève :
– Un cognac ?
Il sert deux verres généreux, boit le sien, se ressert, puis tend l’autre à Eugène.
– J’ai acquis un codex maya.
– Wow, le nombre de codex répertoriés se compte sur les doigts d’une main. Où est-il ?
Eugène tique. L’Antiquaille agite sa main libre :
– ça m’a échappé. Oubliez.
– Il est en mauvaise état et je le garde dans un caisson pour le protéger des changements de température et d’humidité. Je l’ai néanmoins parcouru et j’ai compris que cela parle des cérémonies qui se déroulaient dans les cénacles.
– Et vous détiendriez la preuve que les mayas procédaient, ou non, à des sacrifices humains.
– Il faudrait pouvoir le restaurer avant de pouvoir l’étudier avec mille précautions.
– Le remettre dans le circuit officiel…
– Oui.
– J’avais ce genre de contact avant.
– Mais vous n’avez plus.
– Non.
– Excusez-moi, dit Eugène, je ne voulais pas être cruel.
– C’est comme ça. Bonne nuit mon cher Eugène.
Le camion de déménagement se gare dans l’allée. Les deux hommes se saluent. Aucun des deux ne connaît la destination de l’autre. C’est la loi du Milieu. L’Antiquaille reprend la rue par laquelle il était arrivé quinze jours plus tôt. Il quitte bientôt le quartier. La verdure se raréfie, les maisons sont de moins en moins espacées, deviennent immeubles d’appartements. Le bruit de la circulation s’amplifie. Il empreinte la passerelle sous la voie ferrée. Les parois de béton sont couvertes de tags, fresque d’insultes et de dessins obscènes. Ça sent l’urine. Trois gars fument, désœuvrés. Il n’y prête pas attention. Eux n’ont qu’à échanger un regard pour lui emboîter le pas. Ils l’accostent sans ménagement. L’Antiquaille dégaine sa lame de Damas. Le rictus du chef de bande donne le signal : l’un l’enserre par derrière, les deux autres frappent ; du sang coule de l’arcade sourcilière, du nez, de la bouche ; le poing dans l’estomac lui coupe la respiration. Il s’affaisse. Ils lui prennent son couteau, le fouillent. « Putain de vieux, même pas un biffeton dans le portefeuille ». Un dernier coup de pied et ils l’abandonnent, inanimé.
Un passant appellera les secours. Trop tard. Adieu l’Antiquaille.