Je descends du train, sac sur le dos. C’est parti pour trois kilomètres de marche ; Anita se moquerait de moi si j’arrivais en taxi. J’avance d’un bon pas, j’ai hâte de découvrir son exil campagnard. Au croisement je quitte la route pour un chemin de randonnée. Suis le circuit des trois fontaines, m’avait-elle dit, ce sera plus agréable.
C’est surtout plus caillouteux. Je ralentis pour ne pas me tordre les chevilles. J’ouvre la bouche pour inspirer. J’avale l’odeur des champs moissonnés, je sens le goût de la paille qui sèche. J’entends le chant d’oiseaux que je ne saurais nommés. Je m’aperçois que le vert est divers, et le bleu, camaïeu. Toutes ces couleurs s’impriment sur mes rétines, vilainement habituées à la grisaille citadine.
Une pancarte « la maison sous la lune» m’indique que je suis presque à destination. J’emprunte un petit sentier arboré qui débouche sur la maison.
Des inconnus sont installés sous le porche. Un couple a pris place sur une balancelle, main dans la main, yeux dans les yeux, indifférent à ce qui n’est pas eux ; un jeune homme maigre et anguleux, assis sur les marches, est absorbé par le ciel. Je n’ose pas les déranger, alors j’appelle mon amie. Anita sort, m’embrasse. Tout en me faisant visiter, elle m’explique qu’elle s’est lancée dans les chambres d’hôtes, trois, chacune avec son ambiance, toi je t’ai réservé celle aux couleurs de l’automne ; J’ai pensé que ça ne te dérangerait pas de partager notre table ce soir, j’étais en train de cuisiner des légumes du potager, les clients en raffolent, je n’ai pas oublié que le clafoutis est ton dessert préféré, c’est une activité prenante mais rien à voir avec le stress de la ville ; ça l’air d’aller, t’es un peu pâle mais tu verras, à la fin du week-end, tu te sentiras ressourcé, bon je te laisse découvrir ta chambre, rejoins-moi dans la cuisine, ok ?
Ouf. Je m’allonge sur le lit. Les pierres des murs me renvoient leur fraîcheur. Je somnole quelques minutes puis prends une douche.
Quand je rejoins mon amie, elle est déjà en train de servir les verres de bienvenue. Nous nous retrouvons tous dans le jardin. La conversation ne s’engage pas. Les amoureux ne semblent pas pouvoir se décrocher des yeux, tant leurs regards se voilent quand ils se posent sur autre chose qu’eux. Le jeune homme, le nez toujours en l’air, renverse sa boisson. Anita veut la remplacer. Ne vous embêtez pas, répond-il, je ne bois que l’eau des nuages.
Nous dînons en silence. Les amoureux se mangent des prunelles, le buveur de pluie joue avec ses aliments sans rien porter à sa bouche. Vous n’aimez pas ? s’enquiert notre hôtesse. Ne vous inquiétez pas, je ne mange que des croissants de lune.
C’est très bon, je murmure à mon amie. Elle m’adresse un sourire crispé. Quand elle se lève pour aller chercher le dessert, tous en profitent pour s’éclipser. Elle nous sert, je me ressers. C’est trop bon, je lui dis. Nous parlons de tout et de rien.
Anita baille. Il est temps pour elle d’aller dormir, il lui faudra être matinale demain pour le petit-déjeuner. Je décide de faire quelques pas dans le jardin avant d’aller me coucher. J’aperçois une silhouette sur une chaise longue. Je m’approche. Le jeune homme me dit :
– Le ciel est à tout le monde, je ne sais pas pourquoi les gens sont si terre à terre.
Je penche la tête en arrière, pensif.
– C’est qu’il semble fort lointain.
– Il est pourtant à portée de main.
– Que trouvez-vous donc dans les cieux ?
– Le résultat de nos illuminations.
– Pardon ?
– Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi la nuit est parfois noire, pourquoi elle s’illumine, pourquoi les étoiles s’allument une à une ?
– Pour des raisons climatiques, physiques ?
– Car certains d’entre nous peuvent allumer le ciel.
Je lui lance un regard de biais.
– Je comprends votre doute. Savez-vous ce qu’est une fronde ?
– Une rébellion ?
– Plutôt un lance-pierre.
– Ah ! Oui.
Même s’il a éveillé ma curiosité, je ne sais pas si c’est une bonne idée de poursuivre la discussion. Et pourtant :
– Vous avez une fronde ?
– Oui, pour allumer le ciel.
Misère, dans quoi me suis-je embarqué !
– Chaque allumeur de ciel en possède une, fabriquée par un farfadet. La fourche a l’écartement parfait qui permet au filament de se tendre sans effort et de propulser le feu qui embrasera un astre encore éteint.
– Pouvez-vous me montrer, demandai-je, sur un ton plus ironique que je ne l’aurais voulu.
Il hausse les épaules.
– Regardez !
– Quoi?
– Avez-vous vu l’étoile filante ? Elles sont la trace des allume-ciel. Si vous faites attention, vous verrez que le ciel est souvent plus lumineux après leur passage. Elles sont les jets de lumière tirés par nous, les allumeurs de ciel. Quand un tir est réussi, une nouvelle étoile brille.
– Pourquoi me raconter tout ça ?
– J’aime quand les gens prennent le temps de contempler notre œuvre.
Je fixe la voûte céleste, vois apparaître des points lumineux. Mon regard se promène, saute d’une étoile à l’autre, tombe parfois, victime de l’extinction de l’une d’elles. Il se raccroche alors au quartier de la lune. Moi aussi j’aimerais allumer le firmament à ma guise, tracer ma voie, esquisser une constellation. Moi aussi j’aimerais posséder un allume-ciel. Je jette un coup d’œil autour de moi. Je suis seul. Il est parti sans que je m’en rende compte. La maison est sombre et silencieuse. Je m’allonge dans l’herbe. Je lève le bras gauche, l’index et le majeur écartés. Je regarde le ciel dans l’espace ainsi ouvert. Je choisis l’emplacement le plus noir. Avec ma main droite, j’arme et imagine lancer un jet de lumière. La nuit est-elle moins noire ? Je veux le croire. Je m’endors à ma belle étoile.