Librement inspiré de Charles Perrault
Il était une fois un homme qui n’aimait pas le célibat. Il rêvait d’une dame à son bras, de tendres émois, mais son physique ingrat n’inspirait que crainte et rejet. Peu habile à séduire, voulant plaire à tout prix, il donnait de somptueuses réceptions, y affichant son opulence.
Beaucoup de demoiselles accouraient, bien peu succombaient, aucune ne restait à ses côtés. Le cœur fêlé et les rêves ébréchés, l’homme se lamentait. Pour se consoler, il organisait de nouvelles festivités. Bien qu’on ne sache pas ce qui était arrivé aux précédentes maîtresses, de nouvelles prétendantes affluaient.
Lors d’une partie de campagne, il la rencontra. Elle était venue avec sa sœur aînée. Il fut subjugué par la fraîcheur de son teint et la candeur de ses manières. Elle découvrit des mots fleuris sous sa barbe fournie, et dans son âme des amours infinies. Son physique lui sembla dès lors moins déplaisant. Elle se laissa séduire. Il l’installa chez lui, elle se laissa aimer. Il la couvrit de robes, de bijoux, de caresses. Elle s’émerveilla, s’habitua, se lassa. Elle en vint à considérer son amant aussi ennuyeux qu’hideux. Les tissus n’étaient plus assez soyeux, les bijoux si précieux, quand les câlins étaient toujours bien trop fougueux. Elle tenta de s’y dérober. Il lui reprocha sa froideur, son ingratitude. Elle lui rétorqua qu’elle lui avait offert sa jeunesse et sa beauté, ce qui était au-delà de ce qu’il pouvait espérer. Il se mit en colère. Il frappa dans les murs, dans les meubles, fracassa tout objet passant à sa portée.
La jeune femme, qui jugeait la routine et le confort de cette vie insipides, expérimenta l’incertitude des sauts d’humeur de son compagnon. Un jour il la couvrait de baisers, le lendemain la battait froid. Le matin, il déclarait sa flamme et le soir réclamait le retour de passion.
Une affaire commerciale obligeant la Barbe bleue à s’absenter plusieurs semaines, il confia à la jeune femme les clés de ses demeures et de ses comptes. Ma vipérine, amuse–toi, fais comme chez toi, mais n’entre dans mon cabinet privé. Cette pièce t’est interdite. Sache que si tu y pénètres, mon désarroi sera immense.
Il l’enlaça et lui susurra à l’oreille, ne me déçois pas.
Soulagée et ravie de le voir parti, elle invita famille, voisins, amis et connaissances. Tous accoururent, trop heureux de ces promesses d’agapes en l’absence du maître de séant. On but et on mangea à l’excès, on se divertit sans retenue. Excepté la jeune femme. Pendant le repas, il lui arrivait de laisser sa fourchette en l’air, songeant au cabinet défendu.
– Ma sœur, à quoi penses-tu ? Tu sembles préoccupée.
– Quel problème pourrait-elle avoir, si riche et si charmante ! rétorqua un convive.
On proposa de revenir le jour suivant pour profiter du jardin. Le jeune femme applaudit, enthousiaste.
Cependant, malgré les jeux, elle se morfondait. Elle voulut s’esquiver. Sa sœur la rattrapa.
– Ma sœur, où vas-tu ? Tu sembles préoccupée.
– Elle se languit de son amoureux, se gaussa une voisine.
On se promit de revenir le lendemain soir pour un bal masqué. Les préparatifs ne lui laissèrent aucun répit. Et pourtant, en pensée, la demoiselle ne cessait de monter l’escalier qui la mènerait au cabinet interdit.
– Ma sœur, que se passe-t-il ? Tu sembles préoccupée.
– Ne t’inquiète pas. Allons nous habiller.
Toute la soirée on dansa, elle s’enivra, sans autre résultat qu’une grande impatience. N’y tenant plus, elle courut jusqu’à la pièce proscrite. Elle toqua à la porte, se moqua d’elle-même. Croyait-elle réellement que quelqu’un répondrait ? Elle introduisit la clé dans la serrure. Quel mystère allait lui être révélé ? Elle se trouverait peut-être face à une collection de tableaux sans talent, ou une penderie de vêtements féminins. Elle sourit en imaginant la Barbe bleue en robe à frou-frou et escarpins. Ce serait là un secret quelle aurait plaisir à éventer. Elle ouvrit la porte. Une odeur âcre la prit à la gorge. Dans la pièce sombre elle discerna des ombres, devina des silhouettes féminines, immobiles. Des mannequins ? Son amant aurait-il vraiment un penchant pour le travestissement ? Elle gloussa. Elle fit un pas et sa chaussure glissa. Elle se raccrocha à la poignée, cogna la clé qui tomba dans un bruit mouillé. Elle la ramassa et sentit une matière visqueuse. Essuyant la clé sur sa robe, elle se tâcha, ce qui la contraria. Elle fut tentée de refermer. Ou alors juste un petit coup d’œil. Oui, c’est ça, j’entrevois et je m’en vais. Elle regarda à l’intérieur. S’étant accoutumée à la pénombre, elle vit et réprima un cri. En enfilade macabre, des femmes pendaient, le visage glabre, leurs doigts crispés sur un éclat de cœur saignant à chaque battement. Une flaque s’était formée à la croisée des rigoles de sang. Elle referma à double tour et courut se réfugier dans sa chambre. La musique et les rires lui parvenaient d’en bas. Elle regretta d’avoir quitté la fête.
Il lui fallut de longues minutes pour s’apaiser. Puis elle se changea, nettoya la clé, la sécha. A peine eut-elle finit qu’une souillure rouge apparut sur la clé. Elle recommença. Une goutte perla. Elle recommença. Encore. En vain. Dans sa main tremblante, la clé ne cessait de saigner.
Là-bas, alors que les négociations étaient bien engagées, la Barbe bleue sentit une vive douleur dans la poitrine. Il sut. Toutes les mêmes. La main sur son cœur malade, il se jura réparation. Il ajourna les tractations et rentra. Il ne fit aucune halte, pressé de la punir. Mais peut-être se trompait-il ? Il rêva de l’étreindre. Mais cette étreinte serait-elle tendre ou vengeresse ? Lui qui n’aspirait qu’à l’amour vrai, était-il voué à ne jamais le connaître ? Il transpirait, son cœur palpitait d’ignorer s’il devait aimer ou haïr.
Elle l’accueillit, se disant comblée par ce retour anticipé.
– Mes clés.
– Tes affaires sont-elles réglées ?
– Mes clés.
– As–tu dîné ?
– Mes clés.
– Demain je me souviendrai où je les ai rangées.
– Mes clés ! hurla-t-il.
– Elles sont là-haut, répondit-elle précipitamment.
– Va les chercher.
Elle sortit, monta chaque marche le plus lentement possible.
– Dépêche-toi ! gronda-t-il
– J’arrive dans une minute !
– Je n’attendrai pas plus longtemps !
Elle, cherchant un linge pour envelopper les clés, voilà, voilà, je descends.
Elle se retourna et se retrouva nez à nez avec lui. Il lui arracha le trousseau des mains, agita la petite clé tachée. Elle tenta de l’amadouer, elle était désolée, avait juste entrouvert, n’avait rien découvert.
– Vraiment ? demanda-t-il, doucereux.
– Oui, acquiesça-t-elle vigoureusement.
– Me penses-tu stupide ? Je te voulais différente de toutes ces femmes qui m’ont trahi. Je me suis trompé. Encore. Ta place est avec elles… J’en suis navré.
A ce moment, on toqua joyeusement à la porte.
– Ma chère sœur, nous venons nous régaler !
– Au secours ! cria-t-elle.
A ces mots, une grande confusion s’empara des visiteurs. Ils tambourinèrent frénétiquement.
– Ouvrez !
– Partez ! tonna la Barbe bleue, attrapant la jeune fille qui essayait de s’enfuir. Il lui fit faire volte-face, lui administra une gifle magistrale.
– Au secours !
– Ma chère sœur, nous allons t’aider !
S’ensuivit une horrible cacophonie entre ses cris à elle, à lui, et les coups de butoir venant de l’extérieur ; mais également leurs cris à eux, à elle, à chaque coup de poing, à chaque coup de pied. Il frappait, injuriait, elle pleurait, implorait, ils cognaient, fort inquiets.
– Ma chère sœur, nous allons te sauver !
– Partez ! enrageait la Barbe bleue.
– Au secours !
Puis tout céda, la porte, le peu de raison, le reste de vie. Ils se précipitèrent pour les découvrir, lui, la serrant dans ses bras, l’embrassant, la blâmant, la berçant ; elle, gisante, une tâche de sang fleurissant sous son corsage, une grimace sur son visage. Et comme toutes les autres auparavant, elle emporta un lambeau du cœur malade de ne savoir aimer. La Barbe bleue porta la main à sa poitrine et s’effondra, le cœur irrémédiablement brisé.
Moralité
Le mal-amour malgré tous ses attraits
Cause souvent bien des regrets ;
Aimer pour de mauvaises raisons
N’est pas l’apanage des garçons
Et aucune fille n’a par naissance
Le statut de proie en puissance
Si le bourreau n’a pas de féminin,
Ni la victime de masculin,
Ce serait paresse d’esprit
De faire du genre un déterminisme