Ai-je bien fermé la porte à clé ? Est-ce qu’elle a tourné dans le barillet ? Ai-je entendu le bruit caractéristique du pêne verrouillant la porte ? Il me semble, oui. Hier, c’est sûr car la porte était fermée, mais aujourd’hui ? Au pire, si je ne l’ai pas fermé à clé, je ne l’ai pas laissé grande ouverte ! Elle sera juste fermée, mais pas à clé. Le quartier est plutôt tranquille. Qui s’amuserait à tenter d’ouvrir toutes les portes d’une rue ? Des gamins ? Ils sont à l’école. Un importun ? Pourquoi précisément ma maison ? Elle ressemble à toutes les autres, avec leurs briques rouges, bien alignées. Quelqu’un de malintentionné ? Et si je faisais demi-tour ? Hop, un petit détour de cinq minutes ne porterait pas à conséquence. Et j’en profiterai pour vérifier que toutes les lumières sont éteintes. Toc, toc, ça y est, ça me reprend. Je vais aller au travail, passer la journée et rentrer chez moi, où la porte sera fermée à clé.
Mais si ce n’était pas le cas ? Et si des rôdeurs en profitaient ? Il paraît qu’il y en a dans le quartier. Ils étaient peut-être aux aguets. Ils vont arriver avec leurs dreadlocks, leurs vêtements sales et leurs chiens qui puent, s’installer chez moi, fouiner dans mes placards, se servir dans le frigo, s’affaler dans le canapé. Et je suis sûre que leurs chiens qui puent laisseront des poils partout. Et quand je vais rentrer chez moi, seront-ils encore là? Ils auront peut-être changé la serrure. Une main aux ongles noirs soulèvera le rideau du salon et un type patibulaire me criera de partir. Mais c’est chez moi ! Prouvez-le ricanera-t-il. Et je ne pourrai pas car tous mes papiers sont dans l’armoire du vestibule. Je vais devoir dormir sous les ponts. Et si j’appelai la police. Ils vont me répondre qu’ils n’interviennent pas comme ça, qu’il leur faut un mandat, la preuve que c’est réellement chez moi. Je suis définitivement à la rue. Enfin j’ai ma voiture. Non, c’est impossible que ça se passe comme ça. Je suis une honnête citoyenne qui a toujours payé ses impôts. J’ai trimé pour avoir cette maison. On ne peut pas me l’enlever d’un claquement de doigts, ou plutôt de porte. Il faut vraiment que je retourne chez moi. Bon maintenant, ça fait un détour de dix minutes, donc je vais arriver en retard et ils ne vont pas se gêner pour se moquer ; Surtout cette peste de Sarah qui dira, en m’imitant, « retardataire un jour, tire-au-flanc tous les jours ». Ah la la, c’est vrai que la ponctualité se perd. Et ce sera aujourd’hui que Monsieur Chabranle va appeler, je ne serai pas là pour prendre la communication et on va perdre le contrat. Je vais être mise à pied, licenciée, sans indemnité, et il y aura toujours ces satanés squatteurs qui m’empêcheront de rentrer chez moi. Je vais rester garer devant ma maison sans pouvoir y entrer. Avec pour seul vestige mes clés. Je les ai bien mises dans mon sac ? Ce serait un comble qu’elles aient glissé sur le trottoir ! Pourquoi l’agent me fait-il signe de me ranger? J’ai brûlé le feu rouge ? Désolée Monsieur l’agent, mais j’ai oublié de fermer ma porte à clé. Le rapport ? C’est une longue histoire, mais par pitié, ne me saisissez pas ma voiture, c’est tout ce qu’il me reste. Si j’ai bu ? Non voyons ! Vous voulez que je souffle dans le ballon ? Bien sûr ! Faut-il que je l’informe des médicaments que je prends, au cas où l’un d’entre eux pourrait fausser le résultat ? Il ne manquerait plus que je me retrouve sans maison, sans travail, sans voiture et arrêtée pour conduite en état d’ivresse. Je vais faire la une de la rubrique des faits divers « drame de l’alcool, une femme bien sous tout rapport cachait un terrible secret ». Cellule de dégrisement, procès, retrait de permis, obligation de porter mes clés en sautoir pour me rappeler ma faute, ma très grande faute, ma distraction coupable. Je serai interdite d’accès à la propriété de tout objet nécessitant l’usage d’une clé. Je vais devoir aller vivre dans une communauté, à élever des chèvres, dormir dans un dortoir de dix lits et n’avoir pour seul bien que la robe de chanvre qui m’aura été attribuée. Et si je donne satisfaction, j’aurais peut-être le droit d’intégrer un programme de réapprentissage de la propriété privée, afin que le fait de posséder ne fasse pas de moi un danger public. Il y aura des tests, ce sera difficile, ça prendra du temps. Et quand je serai réhabilitée, je serai vieille et sans un sou pour m’acheter quoi que ce soit.
Et mon porte-monnaie, est-ce que j’ai pris mon porte-monnaie ?