Les enfants retiennent leur souffle. Les deux hommes se jaugent.
– Walter Desobjets, Comte Walter Desobjets, annonce l’aristocrate avec un bref mouvement de tête.
– Le Directeur sait-il que vous êtes là ? Je suis sûr que non, il m’en aurait parlé. Ne bougez pas, je vais de ce pas l’avertir.
Et sans attendre de réponse, le bibliothécaire sort.
– Vous n’allez plus pouvoir venir ? demande Justine, des sanglots dans la voix.
– Je crains que non, répond le Comte.
– On peut demander au directeur, intervient Caroline, la mine atterrée.
Le comte secoue la tête et soupire :
– Vous savez comment sont les adultes. Il faudrait que je demande une autorisation pour venir, pour mon siège, pour chaque objet que je voudrais apporter. Non, non, je suis un parcoureur de monde, un découvreur d’objet, pas un gratte-papier. J’ai été très heureux de partager avec vous l’histoire de quelques objets.
– Quand même, se désole Jade, c’était bien.
Le Comte se penche en avant, pose les mains sur ses genoux et dit sur le ton de la confidence :
– Il y a partout autour de nous des objets fantastiques. Connaissez-vous la gomme magique ? Ou la tasse romantique ? Si mon ami Monsieur Donsk était là, il vous raconterait mille anecdotes sur des objets oubliés, perdus, trouvés. Je suis sûr que vous aussi, vous pouvez trouver de drôle d’objets.
Les enfants se regardent, interrogatifs. Le Comte se redresse :
– Chaussette, tu as bien une idée.
– Euh… Une pince sans rire ?
Le Comte sourit.
– Plutôt une chaussure sans lacet, dit Kevin. On dirait qu’ils seraient partis serpenter dans la montagne. Et pour pas se perdre, le lacet dessinerait un chemin.
– Un pull sans manche qui se désole de donner froid aux bras ! propose Jade.
– Des gants sans doigt, enchérit Caroline.
Mickaël se moque :
– Pff, quelle cruchette ! ça s’appelle des mitaines.
– Un trou sans fond !
– Un miroir sans tain !
– Un balai sans brosse !
– Et bien, les interrompt le Comte en riant, je vois que vous avez tous l’étoffe de découvreur d’objets.
Il se lève, range son coussin et se dirige vers la sortie.
– Et votre siège ? demande Caroline.
– Ne vous inquiétez pas, il me sera rapporté.
– Ouais, maugrée Yacine tout bas, tu aurais mieux fait de ne jamais t’en occuper.
Caroline a les larmes aux yeux, elle qui voulait juste savoir.
Le Comte tend l’oreille vers le couloir :
– Les enfants, j’entends des pas. Il me faut me sauver. Je compte sur vous pour me permettre de partir sans encombre.
– Mais, pourquoi vous ne voulez pas rencontrer le directeur ? demande Yacine.
– Oui, dit Kevin, vous pourriez lui suggérer de, de…
– De ? répète le Comte.
– De… De… bafouille Kevin.
Le Comte soulève sont chapeau haut-de-forme et s’éloigne. Le bruit de la canne s’amenuise et s’éteint.
Au bout de quelques minutes le directeur n’est toujours pas apparu.
– Vous croyez qu’il a croisé le Comte ? demande Justine.
– Que le Comte est finalement parti le voir ? espère Jade.
– ça doit être ça, dit Kevin en sautant sur ses pieds, rejoignons-le dans le bureau du directeur.
Tous les enfants se précipitent dans le couloir.
Kevin frappe et ouvre sans attendre de réponse. Le directeur est à son bureau.
– Monsieur Desobjets n’est pas avec vous ?
Le directeur regarde sévèrement les enfants agglutinés à la porte. Il pose son stylo et se cale dans son fauteuil.
– Ce Monsieur… Desobjets, est notre généreux donateur ?
Les enfants hochent vigoureusement la tête.
– Et bien non, il n’est jamais venu me voir, dit le directeur d’un ton sec.
– Mais le Comte est très gentil, le défend Justine.
– Il a même apporté un fauteuil, susurre une voix.
Les enfants sursautent. Il n’avaient pas vu Monsieur Prudo, caché par la porte restée ouverte. Ce dernier continue :
– Je trouvais bien que les samedis après-midi étaient très calmes depuis quelques semaines.
– Il nous a raconté plein d’histoires !
– L’histoire d’un stylo, d’une bouteille, d’une chaussette…
– Un vrai bric-à-brac, dit le bibliothécaire. Qu’allez-vous faire de tout cela ?
Les enfants se figent.
– Non, mais il ne nous a pas laissé les objets, dit Caroline.
– Enfin pas tous, ajoute Kévin, sa Chaussette à bout de bras.
Les enfants se serrent les uns contre les autres, un peu désorientés.
– On va… commence Caroline, laissant sa phrase en suspens.
Elle sent les regards plein d’attente.
– On va…
– On va monter une pièce de théâtre ! s’écrie Justine, qui se couvre aussitôt la bouche, surprise de son audace.
Les enfants applaudissent :
– Avec un rôle pour Chaussette !
– Et des marionnettes !
– Et des sièges qui montent et qui descendent !
Une multitude d’idées jaillit, l’excitation rosit les joues et fait briller les yeux.
– C’est beaucoup de travail, tempère le directeur.
– S’il vous plaît, S’il vous plaît, S’il vous plaît !
– On écrira les textes !
– On construira les décors avec ce qu’on trouvera dans l’orphelinat !
– On répétera dans la cour !
– On fera des spectacles, une tournée, s’emporte Chaussette. Moi j’ai déjà connu la scène, je vous donnerai des conseils.
Le directeur et le bibliothécaire échangent un regard, esquissent un sourire.
– Quand on veut faire du théâtre, il faut un nom à sa troupe, dit Monsieur Prudo.
– C’est vrai cela ! s’exclame le directeur. Quel sera le nom de la vôtre ?
– La Compagnie Desobjets ! répond Yacine spontanément.
Les enfants approuvent bruyamment. Le directeur demande le silence :
– Soit. Mais il faut aussi un directeur de troupe… il se tourne vers le bibliothécaire. Monsieur Prudo, seriez-vous d’accord pour encadrer nos artistes en herbe ?
Celui-ci fronce les sourcils, regarde un à un les enfants. Ils n’osent plus bouger, à peine respirer. Caroline saisit la main de Yacine, Justine celle de Jade. Le bibliothécaire dresse l’index, arque un sourcil, laisse retomber sa main. Son visage se détend. Il accepte.
– Hourra ! crient les enfants.
Ils sortent du bureau, discutant gaiement, je te verrai bien dans le rôle de… Il faudrait un personnage qui… Moi je sais peindre ! et moi coudre ! Une aiguille sans montre, ça peut faire partie du casting ?
– C’était une très bonne idée monsieur le directeur, dit le bibliothécaire.
Le directeur acquiesce.
– Monsieur Prudo ? Puis-je vous demander une dernière fois de subtiliser mon siège ? Mon épouse me le réclame avec de plus en plus d’insistance.
Le bibliothécaire rit doucement et sort à son tour.
D’un tiroir mal fermé du bureau, un bout de tissu mauve dépasse. Derrière le rideau, une canne chapeauté d’un haut-de-forme a été dissimulée à la hâte. Le directeur aperçoit son reflet dans la fenêtre :
– Adieu mon cher Walter, dit-il tout bas, vous allez me manquer à moi aussi.
Même si Walter Desobjets n’est jamais revenu, les samedis après-midi ont gardé une saveur particulière pour les enfants de l’orphelinat.
Yacine et Caroline se sont réconciliés puis disputés tant de fois que plus personne ne sait ce qu’il en est. Justine et Jade ont créé la « lame-brigade ». Grâce à elle, les cris nocturnes sont devenus de plus en plus rares dans les chambrées.
Kevin, Chaussette et Mickaël sont restés inséparables, même après l’orphelinat.