Justine traîne dans la cour de l’orphelinat. Aujourd’hui sa poupée n’a pas de nœud, elle ne lui a pas brossé les cheveux. Elle passe devant le banc où est assise Caroline, plongée dans un livre. Elle s’assoie, pose la tête contre la bras de la jeune fille.
– C’est quoi ton livre ? Tu me lis un passage ?
Caroline s’apprête à rabrouer l’enfant car il est 13h30 et il est dit que, cette semaine, elle découvrira qui apporte le fauteuil du Comte. Elle ferme le livre en le faisant claquer.
– Je n’ai pas le temps.
Elle entend Justine renifler.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demande la jeune adolescente.
– Ma maman me manque. La nuit, elle posait sa main sur mon front et ça faisait fuir les monstres.
– Oh…
Caroline regarde son livre.
– C’est l’histoire de Peter Pan.
– Tu me lis ?
Justine a dans le regard tant de tristesse que Caroline rouvre son livre : « La deuxième à droite et, ensuite, tout droit jusqu’au matin. Telle était la route à suivre, Peter l’avait expliqué à Wendy, pour gagner le Pays de Nulle Part ; mais même des oiseaux munis de cartes et les consultant à toutes les croisées des vents n’auraient pu la trouver avec ces instructions. Peter, voyez-vous, disait volontiers tout ce qui lui passait par la tête. »
Justine attrape le bas du T-shirt de Caroline et le chiffonne entre ses doigts.Caroline continue sa lecture jusqu’à ce qu’elles entendent des cris de bienvenu. Le Comte est à la grille. Caroline se lève :
– On y va ?
Le comte entre dans la bibliothèque, se dirige vers son fauteuil, relève les pans de sa redingote et s’assoie. Les enfants prennent place, qui sur les tapis, qui sur le canapé, assis, couchés. Caroline se retrouve entre Justine, collée contre elle, et Yacine dont elle sent le frôlement du genou.Walter Desobjets plonge la main dans sa poche et en sort le canif, déclenchant les mêmes réactions que la semaine précédente. Les plus petites tremblent, les plus grands ont les yeux qui brillent.
– Ce canif m’a été très utile.
– Vous avez tué quelqu’un ! s’exclame Mickaël en mimant le geste.
– Grands Dieux ! Non ! se défend le Comte. En voilà une idée terrifiante !
– Vous avez fait peur à des voleurs alors, suggère le garçon.
– Rien d’aussi dangereux.
– Vous avez taillé des oreilles, un costume, une bavette, glousse Chaussette.
Le Comte rit :
– Vous n’y êtes pas du tout !
Il actionne le mécanisme de la lame, rien.
– La lame est coincée ? demande Jade.
– Mais non, réplique Caroline, le canif n’a pas de lame !
– Bravo ! complimente le Comte, tu as trouvé.
Yacine se rembrunit, pourquoi ne l’a-t-il pas dit en premier ?
– ça sert à rien un manche de couteau, ronchonne Mickaël.
– Je ne vous raconte pas alors ?
– Si ! répondent vivement les enfants.
Certains font de gros yeux à Mickaël, Kevin lui donne une pitchenette en riant entre ses dents, ça t’apprendra ! Son ami lui tire la langue.
J’avais entendu parler d’une forêt magnifique, à la végétation foisonnante. Les arbres, dont les cimes touchaient le ciel, soufflaient les secrets de la lune au vent. En brise, en bise, en courants d’air, le vent les répétait à qui voulait écouter.
Ma curiosité aiguisée, je décide d’y aller. Je prépare un petit sac avec une couverture, quelques vivres et me mets en route.
Arrivé à l’orée de la forêt, je m’enfonce dans le sous-bois. Je croise un chêne centenaire au pied moussu. Je m’assoie et m’adosse à son tronc, l’oreille aux aguets. Je ferme les yeux, me concentre sur les bruits quand j’entends des chuchotements : Tu crois qu’il dort ? Qu’il est mort ? Que la strudule l’a statufié ? Surpris, j’ouvre les yeux. Il est grand, on irait bien plus vite sur son dos. Je baisse le regard et découvre des petites créatures. Elles ont des grandes oreilles qui dépassent de leur bonnet, un gros nez, de grands orteils.
– Ils sont laids, s’exclame Jade.
– Oui, confirme le Comte, mais là n’est pas l’important.
Il sont 5, et, mis bout à bout, ils ne seraient pas plus haut qu’une fougère. Je me penche, soulève mon haut-de-forme :
– Comte Walter…
– Pourquoi vous criez si fort ?
– Pourquoi vous êtes là ?
– Pourquoi vous ne bougiez pas ?
– Dites, Monsieur le Comte, vos bonhommes sont des cousins de Dipourquoi, s’esclaffe Mickaël.
– N’importe quoi, s’emporte Caroline, Yacine est très beau.
– Elle est amoureuse, elle est amoureuse, chante Chaussette, provoquant des gloussements.
Caroline et Yacine rougissent, s’écartent l’un de l’autre.
Vous nous emmenez chez nous ? Avec vos grandes jambes ce ne sera pas loin. Et puis nous n’alliez nulle part, alors ça ne vous fera pas de détour. Vous êtes un Granvou ? Nous, on est les Petinou. On vit dans la forêt depuis toujours. On a vu les arbres grandir, les champignons pourrir, la nature refleurir. Vous ne savez pas ce qu’est une strudule et vous venez dans la forêt ? Ben non, on n’en a jamais vu, sinon on serait des statues ! Il n’y a pas que les arbres qui parlent. La mousse, les papillons, la pluie. Les pierres, ça non, elles ne parlent pas. Vous ne connaissez pas l’expression muet comme une pierre ? Collez votre oreille au sol, la nature murmure vous savez. Elle ne hurle que quand elle est colère.
Et me voilà le visage contre terre. Des herbes me chatouillent. Je n’entends rien mais je sens qu’on me monte dessus. Allez-y, on vous guide ! dit l’un des Petinou en me tirant le lobe de l’oreille gauche.
Je marche, tourne cinq fois à gauche, à droite car le mille-pattes y va, quand je sens le sol se dérober. Je tente de me raccrocher à quelques racines mais glisse inexorablement dans un trou et fini assis dans la terre molle quelques mètres plus bas. J’appelle les Petinou, n’obtiens pas de réponse. J’appelle plus fort, je crie, vous êtes où ? Êtes-vous blessés ? Je suis très inquiet. Soudain je les entends rire :
– Vous êtes tombé dans le tunnel des grattiers.
– C’est dangereux ? s’inquiète Justine.
– c’est eux qui ont cassé votre canif ? veut savoir Jade.
Un Petinou m’explique que les grattiers ne sont pas méchants mais, comme ils ne voient rien, il faut absolument que je bouge pour qu’ils ne me prennent pas pour une motte de terre.
Cinq mètres me séparant de la surface, je tente d’escalader mais je ne trouve pas de prise. Mes drôles de lutin me jettent une tige de lierre grimpant. Dès que j’y mets tout mon poids elle se casse.
– Suivez les galeries et écoutez le chant des flots, me crie un Petinou. Vous pourrez sortir près de la rivière. Attrapez ça, ça vous aidera !
Il me lance un objet qui rebondit sur ma tête.
– Aïe !
Je le ramasse.
– Le canif ! dit vivement Yacine.
Le Comte acquiesce de la tête sans s’interrompre. Yacine se rengorge. Son genou cherche celui de Caroline.
– On vous attend à la sortie ! Prenez le couteau et n’oubliez pas, fiez-vous au clapotis de l’eau.
Je m’accroupis et doit me rendre à l’évidence, pour passer, je vais devoir ramper. Je commence ma progression. Il fait de plus en plus sombre. Bientôt je ne vois plus rien. Le tunnel est exiguë, j’ai à peine la place de bouger. J’avance lentement, tâtonnant. J’entends des bruits, des grattements. Ces grattiers sont-il réellement inoffensifs ? J’avance, me cogne la tête. Je tâte la paroi et me rends compte que la galerie se divise. Comment choisir ? Quelque chose me frôle le poignet droit. Je hurle. J’entends couiner. Je sors le canif de la poche droite de mon pantalon, le brandis. J’entr’aperçois une silhouette. Ça a la taille d’un gros loir avec de longs poils ébouriffés tout autour de la tête et de grandes griffes. Je vois aussi que mon canif n’a pas de lame. Je le secoue, cherche sans succès le petit bouton qui libérera la lame. Je peste contre les Petinou, leur facétie n’a rien d’amusant car me voilà sans défense. J’essaie de me raisonner, de me rassurer, si je peux deviner le grattier, c’est qu’il fait moins sombre, donc que la sortie n’est plus loin, de ce côté-là, là où il y a la bête. Je m’arme de courage et m’apprête à y aller quand j’entends un bruit d’eau sur ma gauche. Les Petinou m’ont conseillé de suivre le bruit de l’eau. Je suis indécis. Je regarde à gauche, le noir complet ; à droite, la bête dressée sur ses pattes arrières. Je décide d’aller à gauche. Avant-bras gauche, avant-bras droit, poussée de la pointe des pieds, mon corps qui se tortille, mon costume tout crotté. La pénombre s’estompe devant moi. Je regarde comme je peux derrière moi, le noir total. Avant-bras gauche, avant-bras droit, poussée de la point des pieds. Il fait moins sombre. Je tâte la paroi, ne sens rien de spécial. Je gratte la paroi avec mon canif, je vois la terre se détacher.
– Arrêtez, vous allez être enseveli ! s’alarme Justine.
– Cruchette, le Comte s’en est sorti puisqu’il est là, réagit Mickaël.
Justine dodeline de la tête, pas totalement rassurée.
Je gratte le sol. Je vois des petits cailloux blancs. Je dirige le canif devant moi, devine le tunnel s’étirer sur une dizaine de mètre. Chaque fois que je progresse de quelques mètres, je brandis à nouveau le canif. J’ai du mal à y croire mais je dois l’admettre, il découpe l’obscurité.
– Pour de vrai ? demande Justine.
– Pour de vrai, répète le Comte. Si j’avais su, j’aurais pu m’en servir dès le début.
J’arrive à un virage, passe la tête et agite le couteau. Il n’éclaircit plus autant. Est-il émoussé ? L’aurais-je abîmé ? J’ai peur, je suis fatigué, je n’ai pourtant pas le choix, il faut que je continue. Le virage est un peu serré, je dois forcer pour passer. De la terre me tombe dessus. J’attends quelques instants, espérant que la galerie ne va pas s’affaisser. Je sens des gouttes de sueur et de panique perler sur mon front. Il me semble entendre des voix, l’eau chuinter plus fort. Je respire profondément plusieurs fois, avant-bras gauche, avant-bras droit, poussée de la pointe des pieds. Bientôt une silhouette apparaît. Elle est petite et a de grandes oreilles qui sortent de sous son bonnet. Je m’extirpe enfin des ce tunnel. Les Petinou m’entourent, vous en avez mis du temps ! C’est pas pratique d’être si grand ! Vous avez tout tâché votre costume ! On vous a ramené votre sac, un gros lièvre nous a aidés. En vous attendant, on a goûté vos biscuits. C’était bon. Vous en avez encore ? Dommage.
Je leur rend le canif, gêné qu’il ne fonctionne plus aussi bien. Ils s’esclaffent, mais non, après le virage la sortie n’est plus loin : plus d’obscurité, plus rien à découper ! Je me sens bête.
– Pourquoi vous avez encore le canif ? demande Yacine.
– Les Petinou m’ont expliqué qu’il ne fonctionne qu’à chaque changement de propriétaire. Eux l’avaient utilisé, moi je l’ai utilisé. Au tour de quelqu’un d’autre d’en profiter.
Justine sursaute, ses yeux s’arrondissent. Elle se mordille l’intérieur des joues, tire sur la robe de sa poupée. Le Comte lui tend le couteau. Elle s’en empare prestement :
– Je vais faire fuir le monstre au cauchemar et je le donnerai. Plus personne n’aura peur la nuit.
– Tu m’en vois ravi, dit Walter Desobjets.
Le Comte fouille la poche intérieure de sa redingote, en sort une enveloppe. Il fronce les sourcils. Il écarte les pans de sa poche, marmonne :
– Qu’est-ce que j’en ai fait ? Je l’aurais laissé sur mon bureau ?
– Vous avez perdu quelque chose, demande Caroline.
– C’est la lettre de la semaine dernière ? veut savoir Kevin. Elle était de qui ? ajoute le garçon, ignorant le regard sévère de Caroline.
– De votre directeur. Il me remerciait pour les livres et me priait de me présenter à lui. Je pensai avoir également pris la lettre de mon ami Albert, répond le Comte en tâtant sa poche.
– Vous allez le rencontrer ?
– Qui ? Albert ?
– Non, le directeur, précise Jade.
– Non, non, répond vivement le Comte, je ne peux pas, je suis attendu. Caroline, puis-je vous demander de remettre cette lettre au Directeur sans tarder ?
La jeune fille acquiesce et se dirige vers le bureau du directeur ; le Comte Desobjets se lève et s’en va, accompagné des autres enfants.