La semaine a passé très lentement, entre doutes et conjectures. Le Comte reviendra-t-il ? Avec quel objet ? Sera-t-il fier de voir la clé au mur et la malle juste en-dessous, le couvercle relevé ? En recouvrant les livres d’un film plastique ou en préparant les fiches de prêt, chacun a participé à la conjuration de cette incertitude. Les repas et récréations bruissent des exploits de Robin des bois, des aventures de Belle et Sébastien.
En ce samedi après-midi ensoleillé, ceux qui n’ont pas un livre à la main écoutent un plus grand lire une histoire. Sur le banc près de l’entrée, Yacine et Caroline lisent ensemble Alice aux pays des merveilles ; elle se rêve héroïne, il se demande qui incarner pour la sauver.
Tous ont l’oreille aux aguets et perçoivent immédiatement le claquement de la canne. Caroline lève la tête, sait que dans la bibliothèque le siège du Comte attend déjà. Tant pis, elle a tellement aimé ce moment, épaule contre épaule avec Yacine.
Walter Desobjets s’est arrêté sur le pas de la grille, comme laissant le temps aux lecteurs de finir leur phrase, leur page. Il a un objet sous le bras. Une clameur de joie s’élève de la cour. C’est une ronde dansante qui accompagne le Comte jusqu’à la bibliothèque.
Il s’approche de son fauteuil. Une enveloppe est posée sur l’assise. Il y est écrit « au propriétaire de la malle ». Le comte prend l’enveloppe, la retourne puis la range dans la poche intérieure de sa redingote.
– Vous ne la lisez pas ? s’étonne Kevin.
– Ce ne serait pas très poli. Je la lirai plus tard.
L’aristocrate relève les pans de sa redingote et s’assoit. Les enfants prennent place, qui sur les tapis, qui sur le canapé, assis, couchés.
L’objet apporté par le Comte est un morceau de bois d’environ un mètre de long sur trente centimètres de haut. Les bords sont irréguliers. Sur la face que le Comte tenait cachée, le mot « ICI » est peint en grandes lettres majuscules blanches.
Les enfants se regardent, perplexes. Walter Desobjets laisse durer le silence.
– Aujourd’hui je ne vais pas vous raconter l’histoire de cette pancarte, mais celle d’un poteau fièrement dressé dans un coin reculé de campagne.
– C’est triché, c’est pas un objet sans ! dit Chaussette.
Kevin opine vigoureusement de la tête. L’auditoire se crispe, craignant que le Comte ne se fâche.
– Pourquoi indiquer « ici » ? enchaîne rapidement Yacine. C’est pas une information.
– Je vous raconte ? demande Walter Desobjets.
Les enfants se dressent, attentifs ; Mickaël pince le bras de Kevin pour qu’il se taise.
Dans ce village niché au creux de vallons verdoyants, entouré de champs et de prairies, plus personne ne se souvient par qui ni pour quoi ce poteau a été installé. Il est en bois, rond et haut de plus de deux mètres. Bref, extrêmement quelconque, si ce n’est son emplacement. Il est planté au milieu du chemin ; et moi juste à côté, m’interrogeant sur son utilité : une délimitation de propriété, un mât de cocagne, les vestiges d’un bateau ou un porte-drapeau… C’est alors que je vois arriver un cycliste roulant à grande allure. Il pédale vite, de plus en plus vite, la roue et le regard dans l’axe du poteau. Je pense qu’il tentera l’évitement au dernier moment, attend d’apprécier sa dextérité. Mais le vélo ne ralentit ni ne dévie, et finit dans un bruit désagréable de bicyclette disloquée. Le jeune cycliste gît, encore conscient bien que groggy. Sera-t-il benêt, pensai-je par devers moi. Il s’assoie, grimaçant, se frotte la tête, vérifie ses coudes et ses genoux. Par chance, ses égratignures ne semblent pas bien méchantes.
Je n’ai pas le temps de m’enquérir de son état que j’entends une cavalcade dans mon dos. Je me retourne et voie une joyeuse bandes criant et gesticulant.
– Quel jeu est-ce là ? demandai-je.
– Le bélier inversé.
– Pardon ?
– Ben oui, m’explique un garçon, hilare. Normalement on prend un tronc comme bélier pour foncer dans quelque chose. Nous on fait l’inverse, on fonce avec quelque chose dans le poteau.
– Mais c’est très dangereux ! m’écriai-je.
– Oh la la, répond le jeune kamikaze avec une mine renfrognée, mon petit-frère s’est cassé le nez en tombant de son lit la semaine dernière, et personne n’a l’idée de le faire dormir par terre !
– Bien dit, intervient Chaussette de sa voix éraillée.
– Vous êtes des irresponsables, réprouve Caroline.
– Et toi une rabat-joie, rétorque Mickaël.
– Doucement les enfants, tempère le Comte.
Sans plus me prêter attention, ils s’en retournent au village, poussant le vélo qui, décidément, ne roule plus très bien. Son propriétaire boîte un peu. Je leur emboîte le pas. Une jeune fille au nez constellé de tâche de rousseur sort un petit calepin, un crayon et note en commentant, le vélo ça ne marche pas non plus.
Nous arrivons sur la place du village. Une dame affolée sort d’une maison et court vers le jeune cycliste.
– Que s’est-il passé ? Qu’est-il arrivé à ton vélo ? Un vélo tout neuf ! Ton père ne voudra jamais t’en racheté un !
Me voyant, elle m’interroge. Je secoue les mains en signe d’impuissance, d’ignorance, de tout ce qu’elle voudra pour éviter qu’elle ne m’exige une explication.
– Mais qu’est-ce que j’ai fait pour avoir un dadais de fils pareil ! tonne une voix qui fige tout le monde.
L’ homme est impressionnant, grand, fort, barbu, hirsute. Il est surtout furieux. Il attrape le vélo d’une main et le secoue :
– J’en ai assez de tes âneries, dès demain je nous débarrasserai de ce poteau qui ne sert à rien.
Il s’éloigne, emmenant le vélo. Personne n’ose bouger avant qu’il ne soit hors de vue. On souffle, en faisant le minimum de bruit.
Le lendemain, l’homme emprunte le chemin, sa lourde hache sur l’épaule. Des villageois l’attendent.
– Hector, dit le plus âgé, tu ne peux pas décider seul du sort de ce poteau.
– Ce poteau ne sert à rien.
– Ce n’est pas une raison, répond un autre villageois, ce poteau est là depuis toujours.
– Il fait partie du paysage, enchérit un autre.
– Il est un vestige du passé, ajoute un troisième.
– Laissez-moi rire, s’emporte le bûcheron, personne ne connaît son histoire. J’ai dit qu’il ne servait à rien ? J’ai eu tort, il me gêne. Depuis quand on laisse un poteau au milieu de la route ? Écartez-vous.
– Cela suffit, dit le plus âgé, nous en parlerons ce soir, à la réunion du village.
– Ils vont vraiment se réunir pour parler d’un poteau, s’étonne Jade.
– Sûr qu’ils n’ont pas la télé, dit Kevin.
– Ni de livres, ajoute Caroline, en signalant la malle du menton.
Quelques enfant lèvent les yeux au ciel, d’autres approuvent.
Le soir venu, on dresse les tables, l’estrade et chacun apporte de quoi boire et se restaurer. Comme me confie l’un d’eux, les désaccords sont solubles dans la bonne chère.
Repus, les villageois décident qu’il est temps de donner une utilité à ce poteau. Fatigués, ils décident de laisser cela pour le lendemain.
Le jour suivant c’est en délégation que nous nous approchons du poteau. Nous avons été devancés car différents objets sont déjà accrochés. Une carotte ? Je n’ai pas besoin de ce truc pour savoir d’où vient le vent, râle le bûcheron ; un nid-cabane ? Vous ne trouvez pas qu’il y a assez d’arbres et d’arbustes, s’énerve-t-il ; des mini-planches en forme d’escalier ? Qui pense sérieusement atteindre le ciel, comme Jacques et son haricot magique ? se moque Hector ; des rubans ? Pour faire joli ? C’est une blague ! Une mauvaise blague. Quelqu’un a-t-il une idée sérieuse pour donner à ce poteau une vraie utilité ? Personne ? Il lève sa hache.
– Non ! s’exclame Justine, serrant fort sa poupée, qui aujourd’hui porte un nœud vert.
– Chut, dit Caroline d’un ton apaisant en lui entourant les épaules. Je suis sure que ça finira bien.
– Non ! crient tous les villageois. Laisse-nous une journée de plus.
Le bûcheron les fixe les uns après les autres. Il baisse sa hache :
– Très bien, je vous laisse jusqu’à demain, point trop de ripailles et réfléchissez bien.
Cette nuit-là ils sont nombreux à peu dormir, à tourner dans leur lit, cherchant l’idée qui fera changer d’avis le bûcheron.
Au matin, c’est le pas lourd que nous nous dirigeons vers le poteau. Qu’elle n’est pas notre surprise de voir des pancartes clouées, sur lesquelles sont mentionnées « ici », « là-bas », « ailleurs », « pas trop loin », « juste à côté » . Au pied du poteau, traînent quelques clous, des bouts de pansement. Les pancartes n’ont pas été accrochées très haut, pas plus d’1m20.
Le bûcheron sourit dans sa barbe :
– Et grand dadais, je sais que c’est toi qui a accroché « ici ».
Son fils ouvre de grands yeux qu’il voudrait innocents.
– Non, se défend-il mollement.
– Je le sais, répond son père, car il est à l’envers !
Et il éclate de rire, d’un rire contagieux.
Peu à peu le sérieux revient. On se regarde, que fait-on maintenant ?
– Oserai-je une suggestion ? demandai-je.
– Faites, me répond le plus âgé.
– L’idée des enfants n’est pas mauvaise. Il suffit de mettre à la place les noms des villages avoisinants.
Les villageois réfléchissent, opinent, guettent la réaction du bûcheron.
– Intéressant, admet-il.
– Très bien, dit le plus âgé. Je vous propose d’en reparler ce soir lors de la réunion du village.
Tous acquiescent avec enthousiasme.
Le soir venu, on dresse les tables, l’estrade et chacun apporte de quoi boire et se restaurer. Un accord est trouvé dès l’entrée. Au fromage, le bûcheron bougonne que, quand même, ce poteau au milieu du chemin… Et après le dessert, on décide que la route sera scindée autour du poteau.
– On pourrait planter des fleurs, délimiter un joli cercle autour, suggère l’épicière.
– Tope-là, approuve le bûcheron que la bière a fort égaillé.
Et voilà les enfants, comment le poteau qui ne servait à rien est devenu le centre du premier rond-point de ce charmant pays !
– Mais pourquoi vous avez le panneau « ici » ? demande Yacine.
– Je sais, s’écrie Kevin. Vous avez dit « oserai-je vous demander » et ils vous l’ont donné.
– Je n’ai pas eu besoin, répond le Comte, les villageois me l’ont offert, tout simplement.
Walter Desobjets se lève et coince le panneau contre sa hanche droite. Aïe ! Il le repose et plonge la main dans la poche de sa redingote. Il en sort un canif au manche en ivoire.
– Oh, s’inquiète Justine, c’est dangereux d’avoir un couteau !
– Ne crains rien, la rassure le Comte, celui-ci est bien inoffensif.
– Pourquoi ? réagit Yacine, infatigable Dipourquoi.
– Cela, mon jeune ami, est une autre histoire, répond Walter Desobjets, en rangeant son canif.
Le Comte sort de la bibliothèque accompagné des enfants. Caroline est restée en retrait, mais Yacine lui prend la main et l’entraîne avec lui. Tant pis pour le siège. De toute façon, c’est sûr, le Comte reviendra la semaine prochaine.