(Disponible en audiotexte dans la rubrique « à écouter« )
Un cri, deux cris ; Même si tout l’équipe médicale connaît la situation, cela étonne, cela détonne. Le gynécologue, après avoir pratiqué la césarienne, est resté, prêt à intervenir, attentif aux gestes de la sage-femme. Bien que ce soit la plus expérimentée du service, c’est aussi une première fois pour elle. La tâche est plus ardue que de coutume. Marie et Julie sont nées à 12h12, une qui fait deux, deux qui font une. Deux têtes, quatre bras, quatre jambes mais un seul bassin. Et même si elles se ressemblent, comme se ressemblent des jumelles, il est impossible de les confondre : Julie est toujours à droite, Marie toujours à gauche.
Leurs parents avaient refusé, outrés, l’avortement thérapeutique qui leur avait été proposé, forts du fait que le pronostic vital n’était pas engagé. Ils s’étaient engouffrés dans les doutes du gynécologue : « Vous êtes d’accord docteur, elles pourront être séparées dès qu’elles seront nées. Comment renoncer à ces deux princesses et leur refuser la vie, quand on connaît les moyens de la médecine moderne ? » Le praticien, coincé entre un serment d’Hippocrate, qui sacralise la vie, et la certitude des épreuves qui attendaient cette famille, n’avait pas su quoi répondre. Il s’était tu, en son âme et conscience.
– Je peux voir mes bébés ? demande la mère.
Les petites, arrivées très, trop prématurément, lui sont présentées intubées et en couveuse. Au fil des mois leur état de santé s’améliore, mais ne permet pas d’envisager l’opération. Après quatre mois d’amour par paroi interposée, et huit semaines de plus en observation, les parents obtiennent enfin l’autorisation de les emmener à la maison. Ils font l’apprentissage des biberons à donner en simultané, des couches… Les couches ! Les marques vendues en grande surface sont inadaptées. Mamie ressort les langes en tissu de l’époque. C’est plus facile à mettre, mais quel travail supplémentaire ! Ils doivent aussi apprendre à improviser quand l’une se réveille, pour ne pas troubler le sommeil de l’autre ; Quand l’une veut un câlin et l’autre son couffin.
Chipies chipettes, si mignonnettes, ils s’émerveillent des progrès de leur progéniture. Elles commencent à découvrir leurs corps. Julie attrape son pied, puis un deuxième, mais cela ne lui fait pas le même effet. Elle serre, Marie réagit. Elle recommence, Marie se libère. Et ainsi elles explorent ce qui appartient à l’une, à l’autre, entre rires et encouragements. Chez eux, ils sont heureux. Mais dehors… Dehors est cruel. « Vous l’avez découvert à la naissance ? Non ? Oh, vous êtes courageux ! » disent les bouches, quand les yeux trahissent leur suspicion de déraison. Des dames gaga s’avancent, la bouche pleine de « gouzi-gouzi », et s’étranglent, en découvrant ces corps étrangement soudés. Les parents ne supportent plus que leurs trésors subissent les déboires des phénomènes de foire.
Julie et Marie ont un an quand ils entreprennent les démarches pour les séparer. La situation, qui semblait si simple au moment de la grossesse, se complique. Un chirurgien veut les opérer sans délais, un autre préconise d’attendre la fin de leur croissance. Un professeur prédit qu’il est probable que seule l’une des filles s’en sorte indemne ; Mais alors, comment choisir ? Un pédopsychiatre évoque le traumatisme de la scission. Le doute gagne les parents, grignote leur cerveau et leur amour. Ils s’accordent un répit. Le foyer familial devient une bulle étanche où évoluent leurs filles.
Julie et Marie ont trois ans. Côte à côte, l’une contre l’autre, les sœurs siamoises grandissent et affirment leur caractère. Lorsqu’elles se chamaillent, Julie râle et Marie boude. Chipies chipettes, carambolette, ce n’est pas toujours la même qui tire les cheveux, vole le jouet, subit une quelconque tyrannie. Dans ces moments-là leurs parents sont désemparés. Comment réagir ? Punir l’une, c’est punir l’autre ; Consoler l’une, c’est consoler l’autre. Exercice de funambule, où fâcherie et cajolerie sont intrinsèquement mêlées.
Julie et Marie apprennent à marcher, l’équilibre est difficile à trouver. Julie essaye la première de se lever. Elle entraîne sa sœur. A chaque chute, Julie grogne et Marie se renfrogne. Petit à petit, elles se coordonnent et se synchronisent pour les bêtises. Elles se dressent d’un seul mouvement, courent maladroitement sur leurs petites jambes, agrippent le bord de la malle à jouets et, chipies chipettes, espièglerie, la vident à tour de quatre bras. Puis elles se contorsionnent dans une petite danse, et pivotent sur elles-même en babillant. Et si papa ou maman élève la voix, elles se taisent, l’une tire sur sa lèvre inférieure l’air faussement contrit, l’autre ouvre de grands yeux et penche la tête. Puis brusquement elles réclament baisers et câlins. Face à ce double assaut, maman cède et papa n’y résiste pas.
Marie et Julie ont six ans et ne sont toujours pas scolarisées. Leur monde n’est fait que de papa, maman, des murs de la maison et de la télévision. Elles y découvrent qu’il existe un endroit où vont tous les enfants pour apprendre et se faire des amis. Elles décrètent vouloir y aller. Leurs parents paniquent, refusent, affirment que dehors les gens sont méchants, qu’ils ne les accepteront pas telles qu’elles sont.
– Et c’est comment comme on est ?
Ils se rendent comptent qu’ils n’ont jamais prononcé le mot, expliqué la situation, la vie à l’extérieur. Ils ont pensé que créer un cocon douillet et sécurisant serait suffisant.
– Avez-vous vu à la télé beaucoup de gens collés l’un à l’autre ?
– Oh oui, ils se font plein de bisous sur la bouche pendant longtemps, c’est dégoûtant !
La mère se dit qu’il aurait été plus simple d’expliquer comment on fait les bébés. Avec des mots choisis, prudents, hésitants, elle leur explique leur parcours médical, leur lâcheté à eux, parents, au moment de prendre la décision radicale, les tourments qui les attendent dehors, ainsi accolées. Julie croise les bras, pousse le menton en avant. Le regard de Marie se voile, elle se recroqueville.
– Ce serait comment la vie séparées ?
– Je ne sais pas ma chérie. Différent.
– Et quand est-ce que vous vous déciderez ? Demande Julie.
La mère baisse la tête. Le père, le front soucieux, voudrait trouver les arguments qui justifieraient ces décisions presque prises et jamais définitives, ce stylo qui tremble et leur tombe des mains au moment de signer l’hospitalisation. Ils se voulaient forts et généreux, ils se découvrent orgueilleux et égoïstes. Ils voudraient pourtant leur dire l’amour et l’espoir qui les avaient animés, la joie au quotidien depuis leur naissance, leur promettre que demain… Aucun mot ne sort. Juste des larmes.
Le processus reprend avec des consultations chez un spécialiste, une sommité mondiale, des entretiens avec un psychologue pour préparer et accompagner les petites, pour accompagner les parents aussi. Ils se sentent fébriles mais forts d’une nouvelle volonté, celles de leurs enfants. Ces dernières vivent les premiers examens avec enthousiasme et candeur. C’est nouveau, c’est rigolo, chipies, chipettes, médecin clochette. Les jours passent, les visites à l’hôpital s’accumulent, l’impatience grandit. Les tests s’enchaînent et sont de plus en plus mal supportés. On explique à plusieurs reprises aux filles qu’elles auront mal, que rien ne sera plus comme avant. Elles seront définitivement deux. « Vous comprenez mes chéries ? » Elle acquiescent de la tête mais leurs yeux sont plein d’interrogation. Le psychologue veut plus de séances. Le chirurgien n’a, quant à lui, plus de contre-indication. Les parents tranchent : le temps n’est pas un allié.
Le 12 juin, Marie et Julie, huit ans, entrent au bloc opératoire. L’effervescence des grand événements agite l’hôpital. Les parents des siamoises ont été installés dans une petite salle d’attente. Une infirmière ou une aide-soignante vient les voir régulièrement pour leur tenir compagnie, leur apporter de quoi se désaltérer ou se restaurer. Centre de toutes les attentions, ils sont pourtant absents de l’activité qu’ils provoquent. Ils sont assis l’un à côté de l’autre, main dans la main, silencieux. Ils ne se sont plus sentis aussi sereins depuis presque neuf ans. Ils pressentent qu’ils ont enfin pris la bonne décision.
De l’autre côté des portes battantes, au bout du couloir, l’excitation est canalisée, les allers et venues rationalisées, la zone stérilisée. L’anesthésiste donne le feu vert. Le chirurgien saisit le scalpel. Il impose un rythme qui préserve la vigilance et l’efficacité de l’équipe, ménage des pauses en commentant d’une voix sereine les actes à venir, gère les impondérables inévitables de ces opérations lourdes sans laisser deviner sa préoccupation. Les heures s’écoulent. Il pose les instruments. L’épuisement remplace la tension. Il lui faut encore aller informer les parents. Ces derniers le voient s’avancer, le pas lourd et le teint gris. Des sons sortent de sa bouche. Ils sont effarés par les mots qu’ils craignent entendre. Un léger sourire du praticien reconnecte ses paroles et leur sens. Physiquement l’opération est un succès. Ils se lèvent, étreignent le chirurgien, le lâchent et s’excusent, confus. Ils le remercient encore et encore, ne peuvent pas s’empêcher de le serrer une nouvelle fois fort, très fort.
– Nous pouvons voir nos filles ?
Dans les brumes du réveil elles ressentent un vide, un froid. Pour se rassurer elles cherchent cette main qui ne leur a jamais fait défaut. En vain. Les infirmières ont rapproché les deux lits, sans pouvoir les coller. Au-delà de la douleur physique, la conscience du manque s’impose. Julie et Marie tournent la tête et leurs yeux doivent aller chercher plus loin que d’habitude le regard miroir, le regard complice. Elles sont montées dans ce qui sera leur chambre pour quelques semaines. Elles s’agitent. « Ne bougez pas mes chéries ». Séparés par les différentes machine de contrôle, le lit de Marie est à gauche près de la porte, celui de Julie, à droite près de la fenêtre. leurs parents ont apporté leur peluche préférée, un âne marron qui tire la langue pour Julie, une vache rose pour Marie.
Lorsque la morphine diminue, les sensations reviennent. Il faut se ré-apprivoiser, redécouvrir son corps. Il est temps de réapprendre à marcher. Avec l’aide des infirmières elles s’assoient, chacune sur le bord de son lit. Julie se lève. Marie, plus faible, tarde un peu. Julie, encadrée d’une infirmière et de son père, fait un pas vers le lit de sa sœur. Marie avance précautionneusement, soutenue par le chirurgien et sa mère. Encore un pas. Puis un autre. Les sœurs peuvent enfin à nouveau se toucher. Julie murmure, en levant la main droite, le petit doigt en forme de crochet : Tu te souviens de notre promesse ? Marie opine, et accroche son petit doigt à celui de sa sœur.
– Chipies, chipettes, sœurs siamoises.
– Chipies, chipettes, sœurs pour toujours.
Elles se regardent dans les yeux et se sourient, face à face pour la première fois.