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Monsieur Donsk est monochrome, en nuances monotones. Ses cheveux poivre et sel encadrent un visage au teint de cendre, de passer ses journées sous les néons de l’entrepôt où il travaille. Il s’y rend tous les matins, en costume gris clair quand le temps est printanier, en manteau gris foncé quand entre l’hiver. Dès qu’il arrive, il allume et son visage s’éclaire de revoir les objets qui lui ont été confiés. Monsieur Donsk est inventoriste au bureau des objets trouvés. Il est chargé de consigner et de ranger les bijoux, les joujoux, mais en aucun cas les hiboux, sauf empaillés. Il renseigne, pour chaque article, une fiche détaillée, classée dans un des nombreux tiroirs des casiers métalliques, alignés derrière son bureau. Le reste de la pièce est occupé par des étagères, débordant d’un panel éclectique à faire pâlir d’envie tout brocanteur émérite. Il organise, il optimise, et trouve toujours un endroit pour n’importe quelle chose, perdue diront les gens distraits, volée penseront les malotrus. Monsieur Donsk n’a jamais rien égaré. Parfois un quidam vient réclamer un porte-monnaie, une poupée, et même un jour un robinet. Monsieur Donsk prend toutes les précautions, et ne se sépare de l’objet qu’une fois le statut de propriétaire légitime avéré. Il ressent toujours un petit pincement au cœur. Mais professionnel, il sort la fiche du bien retrouvé, appose le coup de tampon rouge fatal « Rétrocédé le », date, fait signer et archive le papier dans l’armoire, dont les portes grippées grincent à chaque sollicitation.
Monsieur Donsk a très peur car il a été convoqué. Il quitte son sous-sol pour le huitième. Les particules de poussière dansant dans la lumière se font plus rares dans les étages élevés. Monsieur Donsk tousse, incommodé. Il malaxe une boule anti-stress qu’il a soustrait, momentanément, du rayon du mois de mars 1990. Il est introduit dans le bureau de la chargée des ressources humaines, créature au sourire blanc et bien trop franc. Monsieur Donsk plisse les yeux. « N’est-ce pas agréable de voir un peu la lumière du jour, Monsieur Donsk ? » Monsieur Donsk préférerait qu’elle baisse le store. Il se contente de baisser le regard et d’examiner ses mains, moites. « Nous avons décidé d’informatiser le service et de vous envoyer, dès la semaine prochaine, en formation. » Monsieur Donsk ouvre de grand yeux aveuglés. « Finies les corvées de papier, poursuit-elle, mieux qu’un assistant, vous aurez un ORDINATEUR. Vous entrez dans la modernité !» Son royaume de fiches cartonnées s’écroule, deux décennies de travail remises en cause ; Son utilité peut-être même, lui, que l’on flattait d’être la mémoire vivante du service, risque de se faire supplanter par une intelligence artificielle. Doit-il résister ? Se syndiquer ? Doit-il se résigner ? Sera-t’il à la hauteur ? Monsieur Donsk part en formation avec des pieds de plomb.
Il apprend pourtant à s’orienter, à l’aide d’une souris beige. Il tâtonne, peu à peu se perfectionne dans cette autre réalité, immatérielle et si concrète.
Monsieur Donsk est un inventoriste grisé. Depuis qu’il maîtrise le logiciel de gestion des bases de données, il crée des listes à entrées multiples, de multiples listes à entrées croisées. Il y a les critères indispensables, date de dépôt, lieu de la perte ou encore type d’article; Mais aussi de plus originaux, en fonction de la couleur, de la première lettre, et même un inventaire d’objet unique. Il a commencé d’autres compilations : les choses les plus fréquemment réclamées, les moins souvent retrouvées. Monsieur Donsk s’est lancé dans la truculente trucologie. Il publie désormais, dans la revue trimestrielle des archivistes scientifiques, une chronique intitulée «Les objets abandonnés ont une histoire.»
Nouvelle lauréate du jury du Grand Prix Automne 2019