Elle bombe fièrement le corps, arborant son motif de jeux galants. Elles est une dame d’une autre époque, mais très bien conservée. Ses couleurs sont toujours vives, sa anse toujours aussi élégamment courbée, ses dorures, intactes malgré les nombreux contacts. Elle regarde, un brin hautaine, ses congénères en arcopal, d’un blanc sans éclat ni style. Elles sont bonnes pour le service de tous les jours, tasses entassées dans le lave-vaisselle dès qu’elles ont été utilisées. Elle, nécessite des soins particuliers, un lavage à la main, un séchage méticuleux. Elle n’aime pas quand le torchon est déjà humide, cela peut laisser des traces. Et cela signifie que d’autres sont passés avant elle, les verres en cristal pour ne pas les nommer.
Lui la regarde de loin, de ses yeux félins. Elle est là sur l’égouttoir, proche et pourtant inaccessible. Il s’approche mais la maîtresse de maison le rabroue, « Matou, que fais-tu donc ? » Lui qui avait trouvé le courage de poser une patte sur cet endroit mouillé. Il est jaloux de ces mains qui la touche et s’imagine lui proposer un toilette de chat. Il en profiterait pour la complimenter dans toutes les langues qu’on lui a données.
C’est dommage toutes ces choses qu’il ne peut pas lui dire.
La voilà rassurée, bien rangée sur la troisième étagère du vaisselier. Elle trône, avec ses deux congénères rescapées d’une casse tragique. Protégée par la vitre, elle pose, elle fait la belle. Elle est au centre du meuble, à hauteur d’yeux, sa porcelaine attirant la lumière. Elles sont bien mises en évidence, pas comme la vaisselle de tous les jours, empilée, cachée dans les placards. Elle remarque ce chat siamois qui la dévore des yeux. Il a de la prestance, sûrement du pedigree. Elle se sent flattée. Mais à bien y réfléchir, elle ne sait pas encore si c’est lui ou son admiration qui lui plaît.
Il l’observe à travers la vitre du vaisselier, échafaudant mille plans pour la charmer. Il rêve de ses rondeurs, imagine sa chaleur. Il rôde autour du vaisselier, faussement nonchalant, remarque que la porte est entrouverte. Il bondit, attrape la poignée. La porte grince sous son poids. Toute la vaisselle tremble d’effroi, ou bien d’émoi. La maîtresse de maison, alertée par le bruit, trouve le chat perché dans une drôle de position. « Matou, es-tu fou ? ». Elle l’attrape et le pose à terre. Il n’a plus qu’à faire le dos rond jusqu’à la prochaine occasion.
C’est dommage toutes ces choses qu’il n’a pas pu lui dire.
Aujourd’hui on fête la première communion de la benjamine. Le service de l’arrière grand-mère est sorti. La tasse oscille entre le plaisir de briller en société et la crainte d’être ébréchée. Sur le plateau, chacun trouve sa place selon un rituel immuable ; Au centre les tasses sur leur sous-tasse, accompagnée de leur petite cuillère en argent. A droite le sucrier, à gauche le pot à lait. Ils sont beaux, bien assortis, le reste du monde n’est que faire-valoir. Arrive leur moment. Elle n’aime pas ces manières modernes où on l’utilise pour le thé, elle, la tasse à café. Elle craint qu’une eau trop chaude ne provoque une fissure. Elle est si fière d’avoir traversé les décennies sans aucune avarie. Le liquide coule en elle sans incident. Mais la voilà qui déjà s’inquiète de cet enfant turbulent. Personne ne va donc le rappeler à l’ordre ? Veut-il bien s’éloigner de la table ? Que donnerait-elle pour être douée de parole, être plus qu’un objet de toutes les attentions du chat.
Il ne la quitte pas des yeux, suit tous ses allers-retours entre le plateau et les lèvres de la tatie au chapeau extravagant. Il aimerait bien en avoir sa part, laper son breuvage avec gourmandise, en avaler des lampées à l’excès. Il a la moustache qui frétille, ronronne. Mais les mots restent coincés dans sa gorge.
C’est dommage toutes ces choses qu’il aurait pu lui dire.
Ils sont partis dans le jardin, laissant là les tasses vides. Elle se sent sale, avec ce fond de thé et ces traces de rouge à lèvre. Lui a d’autres idées en tête. Il s’approche de sa démarche chaloupée, l’effleure et la hume. Il caresse du coussinet la anse magnifique. Ils frémissent. Il se couche autour d’elle. L’enfant turbulent lui saisit la queue. Le chat bondit et s’échappe, renversant le plateau. Le sucrier tombe en morceaux, le pot à lait se répand en lamentations. La tasse se fracasse, consciente que plus jamais elle ne retrouvera l’étagère. L’enfant pourchasse le chat en criant joyeusement. L’animal se réfugie sous un meuble, fait comme un rat. Il crache, le poil hérissé. La maîtresse de maison accoure, constate le désastre. « C’est pas moi, c’est le chat ! ». Le garnement montre du doigt la cachette, le pauvre matou sait qu’il a tout intérêt à se faire oublier. Chaviré, il s’enfuit, laissant derrière lui les débris de son cœur.
C’est dommage toutes ces choses qu’il ne dira jamais.