Caroline est dans la bibliothèque, consultant un livre sur les clés. Monsieur Prudo entre :
– Ah Caroline, je pensais bien que vous seriez là. Nous devons remettre au Directeur la liste de livres à commander.
Caroline rougit, elle avait complètement oublié.
– Je… J’hésite encore.
– Et bien, venez dans mon bureau, que nous la terminions.
– Je ne peux pas, le Comte… Elle s’arrête.
– Pas de liste, pas de commande.
Le bibliothécaire sort, laissant ostensiblement la porte ouverte.
Caroline est dépitée. Elle ne verra pas le Comte cette semaine, elle qui avait plein d’idées pour sa clé.
Elle frappe au bureau de Monsieur Prudo. Aucune réponse. Retoque. Elle abaisse timidement la poignée. La porte ne s’ouvre pas. Actionne la poignée plus vigoureusement. La porte reste fermée. Elle écoute, tentant de percevoir un mouvement de l’autre côté. Rien. Caroline secoue la porte. Rien. Pfff ! Elle entend du bruit provenant du bout du couloir. Elle tourne les talons et court. le Comte est en train de pénétrer dans la bibliothèque.
Il s’approche de son fauteuil, relève les pans de sa redingote et s’assoie. Les enfants prennent place, qui sur les tapis, qui sur le canapé, assis, couchés.
Walter Desobjets sort la clé de sa poche et la fait tourner entre ses doigts.
J’avais décidé de ranger mon bureau. Me voilà triant des documents, réorganisant mes tiroirs, quand je sens quelque chose de dur au fond du tiroir du bas. J’essaie de l’ouvrir grand, il me résiste. Je me penche mais il est trop profond, je ne vois rien. Je tire un peu, un peu plus fort, sans succès. Je tente de passer le bras, mais n’agrippe rien. Je tire de toutes mes forces et le tiroir cède enfin. Je découvre, tout au fond, une clé scotchée. Je la détache et l’inspecte, me demandant ce que cela peut ouvrir. Cette clé est de la jolie ouvrage, ancienne, elle ne peut pas ouvrir n’importe quoi.
Les enfants, ayant réfléchi durant toute la semaine, suggèrent dans une joyeuse cacophonie :
– Un tiroir à double fond !
– un coffre !
– Une boîte à bijoux !
– un passage secret !
Le Comte continue.
Pendant plusieurs heures j’ai testé méthodiquement les portes, armoires, boîtes, bref tout ce qui a une serrure. En vain.
– Ce n’est peut-être pas une clé de cette maison ? demande Caroline.
– Comment serait-elle arrivée là ? l’interroge Jade, petite de 9 ans, cheveux noir et épais, une frange qui lui mange les yeux, menton pointu. Comme d’autres, elle a rejoint le groupe, curieuse d’entendre ce Comte dont on parle dans la cour, le réfectoire, même dans les chambres malgré l’extinction des lumières. A qui avez-vous acheté ce bureau ?
– Tous les meubles et la maison sont dans ma famille depuis plusieurs générations, répond le Comte.
Je suis perdu dans mes réflexions quand Marthe, ma gouvernante, entre pour m’apporter un thé. Voyant la clé, elle me dit sur le ton détaché dont elle ne se départit jamais :
– Vous l’avez retrouvée.
– Vous connaissez cette clé ? Qu’ouvre-t-elle ?
– Je suis étonnée que Monsieur ne se souvienne pas.
Et elle s’en va. Marthe est une femme à l’humeur qui ne s’altère jamais. De plus loin que je me souvienne, Marthe a toujours été comme ça. Discrète à en être secrète.
– Marthe est la dame qui aurait pu coudre une langue à Chaussette ? demande Kevin.
– Elle est déjà bien assez bavarde, ronchonne Mickaël.
– Heureusement que je ne lui ai pas demandé alors, s’amuse le Comte.
Je vais avec ma clé dans le jardin, cherchant un indice. Je flâne, laissant mes yeux s’accrocher à une piste. Je passe devant le portail de la propriété. Je tente d’y insérer la clé. Je me souviens qu’enfant je n’avais pas le droit de sortir sans être accompagné. Combien de fois je me suis imaginé pousser ses vantaux et partir à l’aventure ! Combien de fois j’ai rêvé d’avoir cette clé des champs.
– Les champs, ça n’a pas de porte, dit Chaussette.
– Il faudrait de grandes portes pour que les tracteurs passent, ajoute Mickaël.
– Vous êtes bêtes ! s’exclame Caroline. C’est pas une vraie clé, c’est une image.
– Comme la clé de l’énigme, dit Jade.
– La clé des songes, ajoute Justine.
– La clé des cœurs, glousse Kevin. L’autre jour à la récré, j’ai vu Caroline donner un truc en cachette à Yacine.
– N’importe quoi, répliquent les deux pré-adolescents, le rouge aux joues.
– Et d’abord Monsieur Desobjets a une vraie clé, ajoute Yacine d’une voix qu’il aurait voulu plus ferme.
Ma clé n’ouvre pas le portail. Je continue ma déambulation. Comme lorsque j’étais enfant, je longe le chemin de cailloux blanc serpentant entre les rosiers de ma mère, je bifurque, saute au-dessus du parterre de pensées, écarte les branches d’un arbuste et m’engage sur un sentier à moitié caché. J’arrive devant une cabane en bois vermoulu. Je regarde par la fenêtre. Je ne distingue rien. La porte n’est pas verrouillée. C’est sombre, ça sent le renfermé. Il y a tout un fatras d’objet. Au fond, une grande armoire. J’hésite à l’ouvrir. J’ai l’impression d’entendre des grattements, des sons étouffés. Je sens un courant d’air. Ou est-ce le vol d’une chauve-souris ? Une ombre cache soudain la lumière du jour.
– Monsieur ?
Je sursaute. Peut-être ai-je même crié. Ce n’est que Bart, le jardinier, dans l’encadrement de la porte.
– Monsieur, faites attention à ne pas vous blesser. Il n’y a que de vieux outils rouillés ici. Il faut que je vide cette cabane et que je la fasse raser.
Je ressors, cligne des yeux le temps de m’habituer à la lumière.
Je me dirige vers la maison et passe devant une porte ajourée d’une ouverture en forme de losange dans sa partie supérieure. Et là je me souviens ! Sera-t-elle encore là ? Je descends les six marches de pierre, pousse la porte. Ses gonds grincent. La pièce est fraîche, le plafond bas, je dois me courber. Sur le mur de gauche, je vois sa masse sombre. Je m’accroupis, passe la main sur son cuir, inspire profondément, retrouve son toucher, son odeur. La malle de mon grand-père ! Je la tire vers la lumière, insère la clé dans la serrure. Crric, clic. Je soulève le couvercle. Ils sont tous là, Tom Sawyer, Nils Holgersson, Oliver Twist.
– Votre grand-père a kidnappé des enfants et les a enfermés dans une malle ? gronde Mickaël.
– Mais tu n’y connais rien, s’indigne Caroline, ce sont des livres !
– Ces personnages m’ont accompagné pendant toute ma enfance, jusqu’à ce jour terrible, soupire le Comte.
Mon père avait décrété que les romans n’étaient que sornettes. Il m’avait interdit de lire autre chose que des livres d’Histoire ou scientifiques. Cependant mon grand-père n’était pas de cet avis. Il avait caché des livres dans sa malle de voyage et l’avait remisée dans cette salle en sous-sol, inutilisée, oubliée. C’était notre secret, l’endroit où nous nous retrouvions. Au début c’est lui qui lisait. Les années passant, je lisais de plus en plus souvent. Et quand il n’a plus été là, j’ai continué mes lectures seul, m’évadant avec le Capitaine Nemo, Robinson Crusoé, d’Artagnan.
Ce jour-là, un samedi après-midi, j’étais assis par terre, le dos contre la malle, les jambes allongées, mon roman sur les genoux. J’avais laissé la porte ouverte pour profiter de la lumière et de la chaleur du soleil d’avril. J’étais dans la jungle avec Mowgli quand a mère a surgi :
– Walter ! Cela fait une demi-heure que nous t’appelons ! Pourquoi ne réponds-tu pas ? Ton père est furieux, nous devrions déjà être partis.
Nous étions invités au mariage de ma cousine, un de ces événements qui ne souffrent aucune fausse note. Plongé dans ma lecture je n’avais pas vu le temps passer, n’étais même pas habillé.
Dès le lendemain, mon père m’a confisqué la clé de la malle.
– Vous voilà avec une malle sans clé, dit Chaussette.
– C’est exact. Mais j’ai continué à me rendre dans cette pièce. Blotti dans un coin, je laissais mon imagination m’emmener dans de folles aventures. Et puis j’ai grandi, et j’ai oublié cette malle et cette salle.
Boum ! Un vacarme épouvantable a fait vibrer le sol. Tout le monde sursaute et se regarde, apeuré.
– C’est quoi ce bruit, gémit Justine, serrant fort sa poupée coiffée d’un nœud rose.
– Qui a l’âme d’un aventurier ? demande le Comte.
Les enfants hésitent. Mickaël se lève, un regard à Kevin qui se lève aussi. Ils avancent lentement vers la porte, entrebâillent, jettent un coup d’œil.
– Oh !
Là, sur le pas de la porte, un gros coffre poussiéreux.
– Oh ! reprennent les enfants.
– Oh ! répète le Comte. Ma malle !
Walter Desobjets se lève, demande l’aide des garçons. Ensemble ils portent la malle au milieu de la bibliothèque. Le comte l’ouvre. Les enfants retiennent leur respiration. Elle est pleine de livres, Le Petit Nicolas, Charlie et la Chocolaterie, Croc-blanc, Fifi Brindacier…
– C’est trop génial ! s’extasie Caroline, repensant à sa commande ratée.
Les enfants piochent, se distribuent les livres.
– Faites attention, dit Caroline, ils n’ont pas de plastique de protection !
– Caroline, dit le Comte d’un ton grave, je pense que mon grand-père aurait été heureux que je te confie la clé.
La jeune fille déglutit, la fierté brille dans ses yeux.
– C’est elle qui va décider qui lira les livres ? râle Mickaël.
– Non, répond vivement Caroline, moi je suis la gardienne de la clé. La malle ne sera jamais fermée.
Le comte acquiesce, un sourire satisfait aux lèvres.
Les enfants, tout occupés à explorer le contenu de la malle, ne voient pas Walter Desobjets s’en aller.
– Que se passe-t-il ici ? demande Monsieur Prudo.
Les enfants se rendent alors compte qu’ils sont seuls. Ils courent jusqu’à la grille de l’orphelinat. Il n y’ a plus personne.
– Vous pensez qu’il reviendra ? demande Jade.
– Bah, il voudra peut-être récupérer sa malle, dit Mickaël en haussant les épaules.
– Et si la malle avait disparu ? s’alarme Justine.
Les enfants se précipitent dans la bibliothèque. Ils découvrent, soulagés, que la malle et les livres sont toujours là. Seule Caroline remarque que le siège du Comte a disparu.
Le samedi se termine dans une grande confusion. Monsieur Prudo exige de savoir d’où vient la malle. Personne ne veut rien dire. Monsieur Prudo menace d’en référer au Directeur. Personne n’évente le secret. Les enfants sont envoyés dans la cour. Le Directeur est mis au courant, il vient inspecter la malle, les livres. Il fronce les sourcils. Il aperçoit les enfants le nez collé à la fenêtre de la bibliothèque. Les enfants le voient discuter avec Monsieur Prudo. Le Directeur fait signe aux enfants qu’ils peuvent revenir. Ils se dépêchent de le rejoindre, les plus rapides tirant les plus lents, les plus petits se faufilant. Ils attendent, se balançant d’un pied sur l’autre, se mordillant les lèvres, certains se tirent le lobe de l’oreille, s’entortillent une mèche de cheveux.
Le Directeur déclare que la malle et les livres resteront dans la bibliothèque à la disposition de tous. Les enfants sautent et crient de joie.