Samedi, 14h50, les enfants sont impatients. Kevin et Chaussette sont moins en verve que pendant la semaine écoulée, leur public moins réceptif.
Dans la bibliothèque, Caroline s’est assise face à la porte, attendant celui ou celle qui amènera le siège du Comte. La poignée s’abaisse. Caroline se dresse.
– Monsieur Prudo ? Qu’est-ce que vous faites là ?
Le bibliothécaire, les bras chargés de livres, fronce les sourcils.
– Pardon ? grince-t-il. Souhaiteriez-vous une justification de ma part ?
Caroline rougit, s’excuse, poussée vers la sortie par le regard mécontent de Monsieur Prudo, Arrivée dans la cour, elle expire longuement.
15h, Walter Desobjets fait son apparition. Il est immédiatement entouré par les enfants, escorté jusqu’à la bibliothèque. Le Comte s’approche de son fauteuil, relève les pans de sa redingote et s’assoie. Les enfants prennent place, qui sur les tapis, qui sur le canapé, assis, couchés.
Le Comte sort la bouteille de la poche gauche de sa redingote, la porte à son nez et inspire, je crois que ce sont mes souvenirs qui ont gardé son odeur.
J’avais Chaussette depuis plusieurs mois et elle n’avait toujours pas parlé. J’avais pensé lui coudre une langue, mais ma gouvernante m’aurait pris pour un fou si je le lui avais demandé. En voyage à Canberra pour une conférence sur le wapiti, j’ai eu une idée pour la sortir de son mutisme. J’ai appelé une bonne amie partie vivre en Australie, et ai pris un vol pour Brisbane.
– C’est où Brisbane ? l’interrompt Mickaël.
Le Comte Desobjets le regarde sans répondre.
– Pardon, dit Mickaël, penaud.
– J’ai vu une affiche sur l’Australie dans le couloir, dit Walter Desobjets, j’ai cru que vous connaissiez cette magnifique île.
– On organise une soirée sur l’Australie, dit Caroline. Avec un jeu de piste par équipe pour découvrir le pays et sa culture.
– Très intéressant, dit le Comte.
Caroline rosit. Elle aurait très envie de dire qu’elle est la responsable de l’organisation.
– Ouais, et des hamburgers pour dîner, ajoute Kevin
– Et on verra Crocodile Dundee enchaîne Chaussette, chantant, faux, c’est les crocrodil’ le crocrodi-le du Dundee !
– Chut !
Je débarque donc à Brisbane et me rends chez mon amie œnologue. Peut-être que le vin déliera la langue de Chaussette. Je sonne, son mari m’ouvre.
– Votre amie œnologue est une femme ? s’étonne Caroline.
– Est-ce si étrange ? Mon amie est une jeune femme étonnante. Et ne croyez pas qu’elle a le nez rouge de goûter les vins. Non, son nez est constellé de taches de rousseur et chaussé de lunettes.
– Et elle est une Madame je-sais-tout comme Caroline ? ajoute Mickaël.
– ça t’arrange quand je t’aide pour tes devoirs, le tance Caroline.
– Il semble que je n’y arriverai pas aujourd’hui, dit en riant le Comte.
Walter Desobjets fait tourner la bouteille, jouant avec les reflets de lumière. Le calme revient.
Son mari m’accompagne à la cave, où mon amie est plongée dans une grande perplexité. Posée devant elle, une bouteille sans étiquette. Il faut savoir qu’elle est une œnologue réputée, tant pour la précision de son nez et de son palais, que pour la qualité de sa cave. A l’aéroport, j’avais acheté une revue spécialisée où elle faisait la une. Un journaliste l’avait suivie pendant une journée, et racontait comment une dégustation de vin avec elle devenait un moment inoubliable.
Je la trouve soucieuse devant cette bouteille sans étiquette. Bien sûr elle sait que c’est un vin rouge, de Bourgogne par la forme de la bouteille, d’au moins 10 ans d’âge par la pellicule de poussière. Mais d’idée de nom de château, point.
Nous passons et repassons au peigne fin la cave, à la recherche de l’étiquette perdue. En vain. La bouteille est là, nue, juste coiffée de sa collerette rouge.
Mon amie est désemparée. D’un côté je la comprends, mais de l’autre je lui dis que ça ne peut être qu’une excellente bouteille, puisqu’elle n’a que des vins d’exception.
– A-t-on déjà vu un collectionneur accrocher dans son salon un Picasso non identifié? me rétorque-t-elle. Cela ne serait pas très sérieux. Tu me vois servir cette bouteille, comme on ouvre une pochette surprise ? Non, je dois traiter cette bouteille sans étiquette comme une gueuse sans palmarès, un présupposée piquette.
Je ne peux pas m’en empêcher et lui demande :
– Puis-je te faire une proposition ?
– Bien sûr mon cher Walter, tu es toujours de conseil avisé.
– Oserai-je te demander de ma la céder ? Et prendre à mon compte la dégustation de cette bouteille mystère.
Mon amie réfléchit, hésite. Il n’est pas question que l’on puisse remonter jusqu’à elle. Je pourrais être la personne idéale. Connaisseur sans être expert, respectant le vin tout en étant prêt à des aventures gustatives, organisateur de réception de bon ton. Elle accepte. Je suis ravi. Rendez-vous est pris pour dans un mois.
Le jour dit, j’avais également invité une vieille connaissance, Albert, sommelier d’un restaurant réputé. Nous voilà tous les quatre, mon amie et son mari, Albert et moi, face à la bouteille anonyme. J’avais préparé de jolis verres à pied, signifiant ainsi toute ma confiance en la bouteille sans nom. J’ouvre, sers. La robe du vin est d’un grenat profond. Nous tournons doucement nos verres, nous humons, nous goûtons. Nous n’en croyons pas nos papilles. Nous re-goûtons, nous extasions.
Mais quel vin est-ce ? Chacun y va de sa supposition, de son avis d’assemblage sur les cépages. Nous ne sommes pas d’accord. A force de goûter, la bouteille est finie. Avant de prendre congé, mon amie me remercie. Cette bouteille sans étiquette, qu’elle était prête à vider dans l’évier, était sans conteste un grand millésime. Chacun gardera en mémoire le goût de son nectar, et pour soi cette expérience. Comment vanter un grand vin sans pouvoir en donner la référence ?
– Et pourquoi garder la bouteille, maintenant qu’elle est vide, demande Yacine, Dipourquoi.
– Pour la même raison que je garde le stylo sans mine. Des objets qui n’ont plus aucune utilité, sauf celle de me rappeler de bons souvenirs. Ils me sont donc précieux. Vous n’en avez pas ?
Les enfants restent pensifs. Certains acquiescent, Justine serre fort sa poupée.
Le comte se lève.
– Vous ne reviendrez pas ? s’alarme Justine.
L’aristocrate voit les visages inquiets des enfants et se rassied.
– Que je suis distrait, peut-être un peu enivré par le souvenir de ce vin.
Le comte sort une clé de sa poche. Une fine clé en métal un peu oxydé. L’anneau est joliment ciselé en volutes. Le panneton est drôlement sculpté, une partie striée dans la hauteur, une autre partie plus petite, comme poinçonnée.
– Voilà, j’ai trouvé cette clé et…
– Vous ne savez pas ce qu’elle ouvre, anticipe Kevin.
Vous l’avez trouvée où ? Vous l’avez testée où ? Les enfants agitent la main en l’air, « Monsieur ! Monsieur ! », tous ont une question à poser. Le Comte hausse le sourcil droit, un sourire sur les lèvres. Il se lève, remettant la clé dans sa poche.
– Et bien j’ai l’impression que cette clé sera le sujet de notre prochaine histoire, répond le Comte.
Il sort de l’orphelinat, accompagné des enfants et du roulis de leurs questions. Quand il tourne au coin de la rue, Caroline se rend compte que ce n’est pas non plus aujourd’hui qu’elle découvrira qui s’occupe du siège du Comte.