14h50 le samedi suivant. Dans la cour les enfants jouent distraitement, les ballons roulent mollement. Caroline est assise sur le perron de l’orphelinat, un œil sur la grille en fer forgée, un œil vers le couloir menant à la bibliothèque. Elle est tiraillée entre l’envie de savoir qui installe la chaise du Comte et celle de le voir arriver.
« Il arrive ! » Les enfants se précipitent pour s’assurer que c’est bien lui.
– Bonjour les enfants ! les salue Walter Desobjets en soulevant son haut-de-forme. Il est habillé comme la semaine précédente, redingote violette, pantalon et chaussures noires. Il a l’élégance désuète des gens d’un autre siècle.
Caroline n’a pas pu s’empêcher de se joindre au groupe qui escorte maintenant le Comte jusqu’à la bibliothèque. Le siège trône au milieu de la pièce. Caroline fronce les sourcils, s’en veut.
Le Comte Desobjets se dirige vers le fauteuil, relève les pans de sa redingote et s’assoie. Les enfants prennent place, qui sur les tapis, qui sur le canapé, assis, couchés.
L’aristocrate sort la chaussette aux rayures multicolores, la hume, fait la grimace.
– Vous ne l’avez pas lavée depuis la semaine dernière ? s’exclame Kevin. Nous on est obligé de changer de chaussettes tous les jours.
Les enfants se figent. Le Comte va-t-il se fâcher ?
– Ma chaussette est propre, dit-il doucement. Elle a juste une odeur particulière. Mais là n’est pas l’important.
– Ben quand même, dit Kevin quand ça pue, ça pue.
Mickaël lui donne une pichenette sur l’ourlet de l’oreille pour le faire taire.
Tout a commencé sur un marché. Elles étaient dans un bac avec des socquettes blanches pour petites filles, des chaussettes unies pour gens sérieux, des chaussettes en laine, en lot, quand quelqu’un s’est extasié : « Waoh ! Regarde ces chaussettes multicolores. Trop marrantes. Quelle taille ? Je les prends ».
Ce matin-là, elles ont fait la connaissance de pieds qui n’ont cessé de les balader. Le soir venu, elles traînent au sol toute retournées, tire-bouchonnées. Puis direction la machine à sensations, grand huit, toboggan ascensionnel, rivière splach. Elles sortent essorées mais ravies.
Roulée en boule, contre son double dans le tiroir, la chaussette se plaint des poils qui l’ont grattée toute la journée. Sa paire se moque d’elle, que tu es délicate ! Te crois-tu en soie ou en mohair, toi qui n’es qu’en simple coton ? Mais ce qu’elle a détesté par-dessus tout, c’est quand l’homme a frotté sa chaussure contre elle. Il faudrait voir à ne pas mélanger les chiffons et les chaussettes !
– Mais il ne manque rien à votre chaussette ! s’écrie Mickaël. Elle n’a même pas de trou.
– C’est donc une chaussette sans trou, s’amuse le comte.
– Pourquoi raconter l’histoire d’une chaussette sans trou ? demande Yacine, Dipourquoi. C’est pas comme si…
– Chut ! intime Caroline.
Aujourd’hui la chaussette sèche au soleil, Elle aime sentir la brise, elle qui sinon est toujours enfermée. Mais où est sa paire ? Elle se tord, un T-shirt lui cache la vue. Vite sécher. La retrouver.
La chaussette est seule dans le tiroir. Elle s’inquiète. L’autre est-elle restée dans la machine ? A-t-elle été emportée par le vent ?
Le bas de contention, qui n’en peut plus de se contenir, lui dévoile la tragédie. Elle est partie. Elle a dit on se ressemble trop, j’ai besoin de différence, d’une vie à moi. Je perds déjà mes couleurs, je ne veux pas finir ainsi, terne et interchangeable.
La chaussette délaissée se désole. A force de se ronger les fils, elle finit par se trouer. Là, à la pointe du pied. Elle devine le sort qui l’attend, les autres sous-vêtements le savent aussi. La culotte commère raconte l’horrible histoire d’un vieux jean taillé en pièces pour raccommoder une veste. Ses bas de jambes se sont retrouvés aux coudes, son revers de poche a habillé le col. Le pauvre était sens dessus dessous. Un caleçon coquin essaie de détendre l’atmosphère, je vous ai raconté ma nuit sur la lampe de chevet avec cette ampoule qui a failli me brûler les fesses ?
Des rires gênés fusent.
– Il a dit « fesse », murmure Justine. On a le droit ?
Caroline hausse les épaules.
– Pourquoi elle n’est pas partie elle aussi ? demande Yacine.
Elle est partie à la poubelle. Mais quand le bac a été vidé, elle s’est échappée. Voilà la chaussette dans le caniveau. Il pleut. Elle dégage une odeur de détritus macéré.
– De pet de vache, interrompt Kevin.
– Chut ! s’impatiente Caroline.
Dans le jour gris, ses rayures colorées attirent l’attention d’un homme. Il n’a pas l’air pressé. Un parapluie fermé pend à son bras. Il se baisse, ramasse la chaussette, l’inspecte avant de la mettre dans sa poche. La chaussette ne voit pas où l’homme l’emmène. Le trajet est interminable. Un bruit de clé. Une porte qui s’ouvre puis se ferme. L’homme sort la chaussette et la laisse sécher sur une table. Dans la pièce peu éclairée elle découvre des silhouettes plantées sur des tiges, pendues à des fils. Elle est effrayée. Elle se demande s’il n’aurait pas été préférable de finir dans l’incinérateur.
L’homme s’approche, tu ne peux pas rester comme ça.
L’homme coud. Ça pique. La chaussette repense au jean dépecé.
« Et voilà ! » L’homme la regarde. Il a l’air satisfait. Et soudain, il l’enfile à son bras, se place devant un miroir. La chaussette se découvre. En haut, à la place du trou, une fleur au cœur jaune et pétales orange. Elle trouve ça très joli. Elle se trouve très jolie au bras de cet homme aux yeux ronds et rieurs. Il ouvre sa main chaussettée : « Bonjour, je suis le serpent à chaussette ! »
– Il a le même humour pourri que Kevin ! s’exclame Mickaël.
Kevin glousse :
– Serpent à chaussette ! Cherpent à sauchette !
– Et tes chaussettes aussi elles puent, enchérit Mickaël en se pinçant le nez.
Le Comte Desobjets sourit, les enfants pouffent.
La chaussette est désormais une artiste de la Compagnie des marionnettes hétéroclites. Elle donne la réplique à un panier percé, au pot-aux-roses, au parapluie à la baleine rafistolée. Ils se partagent la scène, la loge, les attentions du marionnettiste. La chaussette est de nouveau heureuse.
– Mais pourquoi votre chaussette n’a pas de fleur ? demande Yacine.
J’ai eu la chance d’assister au dernier spectacle du marionnettiste dans une petite salle à Bruxelles.
– C’est là où je suis né ! s’écrie Kevin. Bruxelles, capitale de la Belgique, de la frite, là où le Manekenpis.
– Chut ! s’agace à nouveau Caroline.
Il arrive sur scène, marchant à petits pas, le dos voûté. Il regarde vers la salle, les yeux dans le vague. Puis il soulève le pot-aux rose, et la magie opère. Les marionnettes sont vivantes. Le parapluie danse avec sa partenaire au visage de porcelaine, le panier virevolte, virtuose. Je suis hypnotisé par le serpent à chaussette.
A la fin de la représentation, l’homme s’assoit, soudain vieilli et fatigué. Il nous dit qu’il s’arrête, qu’il doit s’arrêter avant de défaillir, de faillir et ne plus être à la hauteur de ses merveilleux compagnons.
Je suis allé le voir dans sa loge, à la fois peiné et curieux de connaître le sort qu’il réservait à ses marionnettes. Il a soupiré :
– Je ne sais pas. Qui saura voir ce que j’ai vu en eux ?
C’est là qu’il m’a raconté comment il avait trouvé chaque objet, comment ses marionnettes ont changé son art. Sa voix tremblait.
– Puis-je me permettre une requête incongrue ? ai-je demandé.
– Faites.
– Oserai-je vous demander de me céder votre serpent à chaussette ?
Il m’a regardé, interloqué :
– Mes marionnette à fils ont nettement plus de valeur, surtout pour une collectionneur.
– Oh ! Elles m’impressionnent trop. Chaussette me semble plus accessible.
Il a souri, me l’a tendue. Je l’ai enfilée, ai tenté de lui faire faire la révérence. Sa fleur est tombée. J’étais mortifié. J’ai balbutié des excuses pitoyables, souhaitant disparaître dans Chaussette.
– Ne vous inquiétez pas, m’a-t-il dit, c’est sa façon à elle de signifier qu’elle est prête pour une nouvelle vie.
J’ai roulé précautionneusement Chaussette et l’ai mise dans ma poche.
Depuis, quand je me sens seul, je lui parle, elle m’écoute. Mais je n’ai jamais réussi à faire parler Chaussette.
– Elle est cassée ? demande Justine.
– Quelle cruche s’écrie Mickaël, une chaussette ça ne se casse pas.
Kevin fixe intensément la chaussette de ses yeux ronds, se mordillant les lèvres, contenant pour une fois les mots qui tentent de s’échapper.
– Tu veux essayer ?
Kevin se lève d’un bond et enfile Chaussette. Elle s’ébroue, toussote, dit d’une voix éraillée :
– J’ai l’trou qui file ! Qu’on me mette un bonnet !
Tout le monde rit.
Le Comte Desobjets se lève. Une bouteille en verre roule sur le sol. Caroline la ramasse et la tend au Comte.
– C’est pas avec une bouteille vide qu’on fêtera Chaussette ! braille Chaussette.
– Ouh la la, tu pues vraiment du bec, dit Kevin, hilare, bâillonnant la marionnette avec sa main libre.
– Mpfff mmm ! s’indigne Chaussette.
Les enfants rient de plus belle.
– Monsieur, demande Kevin d’une petite voix inhabituelle chez lui, je peux vraiment la garder ?
– Oh oui mon garçon ! Le marionnettiste ne me l’a pas donnée pour qu’elle reste muette.
– Et la bouteille, demande Yacine, pourquoi vous avez une bouteille sans étiquette ?
– Oh, ça c’est une autre histoire, répond Walter Desobjets.
Le comte sort de la bibliothèque, suivi de Chaussette, de Kevin et des autres enfants. « A samedi prochain ! » crient-ils avant que le Comte ne tourne au coin de la rue. Caroline, restée à l’arrière, entend la porte d’entrée claquer. Elle s’élance mais le sait déjà, le fauteuil du Comte a disparu.