Le Comte Desobjets pose le stylo sans mine sur l’accoudoir et s’accommode.
Les habitations de cette ville ne ressemblent à rien de ce que j’ai déjà vu. Les façades ondulent, les murs montent en escalier, les fenêtres sont triangulaires, les portes en forme de chiffres, d’animaux, d’objet ; En forme de vache chez le boucher, une chaussure pour le cordonnier, une bouteille pour l’aubergiste. Je suis enfin arrivé. Le tenancier est bien content d’avoir un client. Après s’être enquis de ma capacité à payer, il me sert généreusement un ragoût et une chope de nectar bien frais, à base d’un fruit local, le chakawaki. Il m’explique que les maisons sont faites avec les pierres du désert. Ces pierres sont surprenantes. Elles sont très petites, et quand on les mouille, elles se transforment en pierre à modeler. Les habitants attendent donc qu’il pleuve pour construire leur maison, et chaque souverain espère vivre une longue saison de pluie, durant son règne, afin d’agrandir son château. Quand ce n’est pas le cas, il a tendance à devenir bougon et à partir en guerre.
– Êtes-vous en guerre ! m’exclamai-je, me souvenant des trous dans la muraille.
– Depuis plus de six ans, soupire l’aubergiste, et bien qu’il ait beaucoup plu ces 5 dernières années.
Ma curiosité piquée à vif, je décide de rencontrer le souverain. Je me présente à la cour et demande audience. On m’en demande le motif.
– Je souhaite comprendre le pourquoi de la guerre.
– Êtes-vous sûr ? Le Grand Mogol est très susceptible sur le sujet et vous pourriez y perdre la tête.
Je confirme et suis introduit auprès du Grand Mogol. Il a le teint bistre, des yeux en amande, et une ride du lion fort prononcée.
– Tu me fais un peu penser à lui, digresse le Comte en s’adressant à Mickaël, 10 ans, cou de taureau, air renfrogné.
Voilà un homme qui ne doit pas être commode, ai-je pensé. Je m’incline fort bas.
– Vous ne ressemblez pas aux gens de ces contrées, tonne-t’il. Qui vous envoie et dans quel but ?
– Effectivement, Grand Mogol, je ne suis pas d’ici et personne ne m’envoie.
– Quel est ce stratagème ? Souhaitez-vous perdre la tête ?
– En parcourant votre capitale, j’ai pu admirer l’extraordinaire architecture de vos immeubles. Et quand j’ai appris que le royaume était en guerre, j’ai été fort surpris. Un peuple est à l’image de son souverain. Et visiblement vos sujets aiment bâtir. Donc vous ne devez pas faire la guerre de gaieté de cœur. Je me suis dit que vous deviez être bien malheureux d’être en guerre depuis si longtemps.
Le Grand Mogol me dévisage pendant de longues minutes.
Il se lève de son trône excessivement sur-élevé et me fait signe de le suivre. Il mesure plus de deux mètres. Un long manteau de brocard bleu laisse à peine entrapercevoir le bout de ses chaussures. Il me mène dans une petite salle sobrement meublé d’un bureau et de deux fauteuils. Il déboutonne son manteau. Quelle n’est pas ma surprise de découvrir qu’il était monté sur des échasses !
– Ah ! m’écriai-je.
– Oui ? me demande le monarque.
Je bafouille lamentablement, craignant de déplaire et d’en perdre la tête. Instinctivement, je me frotte le cou.
– Ne craignez rien, je n’ai jamais fait exécuter personne.
– Mais alors… Pourquoi ?
Le Grand Mogol hausse les épaules :
– Je me dois de faire peur pour tenir les envahisseurs à distance.
– Et pourquoi ne signez-vous pas la paix ?
Conscient que cela pourrait passer pour de l’impertinence, je m’excuse platement. Sait-on jamais. Je le vois hésiter. Je n’ose plus bouger. Soudain, il me montre des papiers.
– C’est l’accord que j’ai trouvé avec mes voisins voilà maintenant cinq ans.
– Sans vouloir vous offenser, Grand Mogol, qu’attendez-vous ?
– Je n’ai plus d’encre à mon stylo.
Je reste bouche bée.
– Vous comprenez, depuis des siècles nous signons la paix avec ce même stylo. Il se transmet de génération en génération lors de la cérémonie de couronnement.
– Sans vouloir vous offenser Grand Mogol, il suffit de changer la mine.
Le souverain me regarde, interloqué. Va-t-il croire que je me moque ?
Nous restons silencieux.
-Me permettez-vous Grand Mogol de vous faire une proposition ?
Il acquiesce. Je sors de mon habit mon stylo-bille, le dévisse, et en sors la mine.
– Me permettez-vous Grand Mogol ? demandai-je, tendant la main vers le royal stylo.
– Stop ou j’appelle la Garde ! tonne-t-il. Ce stylo est sacré, seules des mains couronnées peuvent le manipuler.
– Sans vouloir vous offenser, Grand Mogol, je me propose seulement de changer la mine.
– Non, s’entête le Gran Mogol.
– Et si je mets des gants ?
Le monarque se gratte la tête, son regard va du stylo à ma mine.
– Garde !
La petite Justine, du haut de ses six ans, ne peut contenir une exclamation :
– Il ne vous a pas tué au moins ?
– Mais quelle cruche ! rétorque Mickaël. Comment il serait là pour nous le raconter ?
– Bien sûr, reprend Walter Desobjets, mais à ce moment-là, j’ai bien crû que ma dernière heure avait sonné.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? demande Justine d’une toute petite voix, serrant fort sa poupée coiffée, comme elle d’un nœud bleu.
– Garde ! répète le Grand Mogol.
Un soldat apparaît, la lance prête à transpercer le premier ennemi désigné.
– Garde, veillez à bien fermer la porte. Que personne n’entre sous aucun prétexte avant que je ne vous appelle.
Me voilà face au Roi. Je n’en mène pas large.
– Savez-vous garder un secret, l’Étranger ?
J’acquiesce.
– Et bien cela vaut mieux pour vous, si vous souhaitez conserver votre tête, ajoute-t-il menaçant. Mettez-vos gants, maintenant.
Je m’exécute. Il me donne précautionneusement le stylo et je procède à l’échange. Je le lui rends en me fendant d’une grande révérence, le stylo posé à plat sur les paumes de mes mains, et mes mains bien au-dessus de ma tête plongée vers le sol.
– Merci l’Étranger. Espérons que cela fonctionne.
– Avez-vous un bout de papier pour tester ?
– Vous n’ y pensez pas gronde le souverain.
– Ce souverain est comme Mickaël. Il aime bien râler, s’écrie Kevin en gloussant.
– Tu t’es pas regardé, réplique l’intéressé, sans pouvoir réprimer un sourire.
Les enfants rient de cette joute verbale entre ce duo inséparable et improbable, l’un trapu et renfrogné, l’autre, petite brindille aux cheveux blonds, caractère spontané jusqu’à la maladresse.
– Chut, dit Caroline.
Mickaël ronchonne encore un peu. Le silence revient.
– Vous n’y pensez pas ! Gronde le souverain. Ce stylo n’est pas destiné à un vulgaire papier !
Aurions-nous fait tout ça pour rien ? Je me creuse la tête. Et d’un coup je vois mon Grang Mogol saisir un parchemin et signer en bas de page.
– Et voilà me dit-il dans un grand sourire, la paix est ratifiée.
– Et voilà les enfants, conclut le Comte, comment mon stylo qui ne paye pas de mine a ramené la paix.
Le Comte Desobjets saisit le stylo, resté sur l’accoudoir, et le regarde longuement. Puis il sursaute, comme sorti brusquement de sa torpeur et regarde les enfants. Il range le stylo dans la poche intérieure de sa redingote tout en se levant. Une chaussette aux rayures multicolores s’en échappe.
– Monsieur, l’interpelle Caroline, vous avez perdu votre… euh…
– Pourquoi vous avez une chaussette dans votre veste ? demande Yacine.
Kevin ramasse la chaussette et la tend au Comte :
– Elle pue le pet de vache !
– Vous reviendrez ? interroge Justine, en attrapant un pan de la redingote du Comte.
– Oui.
– Elle est sans quoi votre chaussette ? Intervient Yacine.
– Oh, ça c’est une autre histoire, répond Walter Desobjets.
Walter Desobjets sort de la biblitohèque, de l’enceinte de l’orphelinat. Les enfants, qui l’ont raccompagné, le suivent des yeux jusqu’à ce qu’il tourne au coin de la rue, se demandant s’il reviendra vraiment. « J’aimerais bien. » « C’était chouette. » « J’ai eu un peu peur. » Soudain Caroline court jusqu’à la bibliothèque. Le siège a disparu.
Bonjour Nadège,
Le comte sansobjet fait un peu peur. Mais je comprends pourquoi Poutine ne peut pas signer la paix. Il a plus de mine à son stylo.
Dany