Quand elle sera grande elle sera serrurière.
L’heure du couvre-feu est passée, plus que dépassée, vaut mieux pas qu’elle se fasse choper. Même si, quelque part elle s’en fiche. La clé tourne dans la serrure. Sûr que ses parents ne la dégrippe pas pour que ça grince. Elle enlève ses chaussures, entre et se dirige sur la pointe des pieds vers les escaliers. La lumière s’allume, son père hurle « t’étais où ? », sa mère couine « on était si inquiet !» Elle les toise, « vous voulez vraiment savoir ? ». Ils lisent dans son regard, sa dégaine, elle n’est plus leur bébé. Elle est une femme maintenant.
Elle regard les vitraux, s’attarde sur Saint-Pierre. Elle s’est toujours demandé si une porte colossale et terrifiante gardait l’entrée de l’Enfer ou s’il était possible d’y pénétrer, égaré, en traversant le gué d’un fleuve encoléré ? N’y a-t-il qu’au Paradis que l’on trouve porte close, à devoir palabrer avec le porteur de la clé ?
La fête tient toutes ses promesses, les corps se frôlent, les mains se cherchent, les regards s’accrochent. Il est évident que Julien l’a repérée, elle qui croyait être transparente à ses yeux. Il s’approche, lui glisse quelques mots à l’oreille. Elle n’a pas tout compris, elle s’en fiche, elle dit oui. Il l’emmène à l’étage, deuxième chambre sur la droite, la colle contre la porte, tourne la clé dans la serrure. Il s’empare de ses lèvres, de ses fesses, l’entraîne vers le lit.
– Attends, qu’est-ce qu tu fais ?
– T’as dit oui, ne change pas d’avis.
Il soulève sa jupe. Le fête est finie.
Elle presse le pas. Elle sait qu’il l’attend. Elle aime savoir qu’il l’attend. Elle n’aime pas le faire attendre plus longtemps que d’habitude. Ils ont cette routine qui leur convient. Il la laisse partir le matin, convaincu qu’elle reviendra. Elle rentre directement, sachant qu’il sera là. Souvent elle prend les escaliers, persuadée qu’il sentira qu’elle approche, augmentant ainsi la joie des retrouvailles. Elle l’imagine derrière la porte, impatient. Elle tourne la clé dans la serrure, ouvre la porte. Des jappements l’accueillent.
Trou de serrure, trou de souris. La vie file par le chas de l’aiguille.
Ils lui ont confié son badge d’accès, un rectangle blanc, impersonnel, une ligne noire magnétique, aucun trou pour attacher un porte-clé. Elle a démissionné. Elle a trouvé un autre emploi. Elle a plusieurs clés. Elle les range précautionneusement, vérifie tous les soirs qu’elles sont toutes à leur place. Le matin, elle prélève celles dont elle aura besoin. Elle adore passer ses journées à ouvrir des portes, des blindées, des huilées, des récalcitrantes, entendre le cliquetis du mécanisme qui se déverrouille. Le problème est qu’après il faut faire visiter. Elle ne conclue pas beaucoup de vente, trop pressée de passer à la maison suivante.
Ça y est, ils ont signé, ils ont les clés. Ils sont maintenant devant la porte d’entrée de leur appartement. Elle tient la clé, il tient sa main. Elle introduit la clé, il exerce une douce pression dans le sens de la rotation. La porte s’ouvre. « Toi », « Non, toi ». Il la prend dans ses bras et ils franchissent le pas.
Grand-mère, c’est quoi une clé de voûte ? C’est le passage à l’âge nostalgique, quand on reste courbée de trop regarder le passé.
Il lui avait dit, surtout ne revient pas avant 19h. Toute la journée elle échafaude 1001 scenarii. Une fête d’anniversaire surprise ? Elle aura 32 ans dans 3 mois. Une demande en mariage ? Il a toujours dit que c’était très surfait, qu’être libre de partir donnait plus de valeur au choix de rester. Elle appelle ses copines à elle, ses amis à lui, personne ne semble être au courant de quoi que ce soit. A part Léo, peut-être, un peu hésitant, un peu trop évasif. Elle a été tentée de guetter aux abords de l’appartement, mais se raisonne, il aurait été mesquin d’abîmer la surprise. Elle préfère aller chez le coiffeur, l’esthéticienne. Toute pimpante et impatiente elle rentre chez elle. A 18h59, elle est devant la porte. Elle colle son oreille, mais n’entend rien. 19H, elle tourne la clé dans la serrure, il fait noir. Elle allume, le salon est vide. Littéralement vide, excepté le canapé et la table basse qu’il n’a jamais aimée, sur laquelle il a laissé ce mot « Je te quitte ».
Gardienne de prison ? Ça passe ses journées à tourner des grosses clés dans des grosses serrures. Mais ça n’ouvre des portes que sur l’enfermement.
Elle rentre chez elle, c’est bien plus facile quand elle marche droit. Elle rentre chez elle, pas vraiment sure du chemin qu’elle emprunte. Devant la porte de l’immeuble, elle appuie pesamment sur les touches du digicode. La chose n’est pas aisée, car le boîtier bouge. Penser à le signaler, penser à… à quoi ? A… ça reviendra demain. Ou pas. Ou… quoi ? Elle hausse les épaules. Elle sort de l’ascenseur, met la serrure dans la clé. La porte ne s’ouvre pas. Elle tambourine. Mais qui pourrait ouvrir ? Chouchou, qu’elle entend souffler ? Qui même dressé sur ses pattes arrières n’atteint pas 80 cm ? Et pourtant. Une dame en robe de chambre apparaît dans l’entrebâillement. Chouchou ? C’est toi ? La dame, très mécontente, lui indique la porte d’à côté.
Elle claque la porte et donne un dernier coup de clé. Elle quitte sans regret son studio de célibataire. Elle le regarde charger les derniers cartons dans l’ascenseur. Tu vas devoir attendre ou prendre les escaliers, dit-il avec un grand sourire. Elle caresse furtivement son ventre avant de s’élancer. Premier en bas ! Le bonheur vient de déménager dans une maison avec trois chambres et un jardin.
Elle se grime de noir, met sa cape sombre, accroche sa ceinture de clés qui cliquettent à chaque pas. Ils arpentent les rues du quartier. Aucune porte ne résiste à leur insistance. Mais son trousseau est inutile. Elle soupire. Des bonbons ou un sort ! crient les enfants qu’elle accompagne.
Elle a perdu la clé. Elle voudrait s’évader, est déjà partie, la mémoire en capilotade. Parfois elle retrouve une clé, le souvenir afflue, le souvenir reflue. Elle ne sait déjà plus à quoi sert cette clé. Ne correspond pas au trou de la serrure. Tant pis. Elle approche son œil. De l’autre côté, la lumière.