Louise a tellement de mots et d’images dans la tête que les bancs, les parapets, les poteaux ne prennent consistance que trop tard, lorsqu’ils sortent du brouillard dont Louise les pare. Ça cogne, ça égratigne, ça fait chuter. Louise n’y attache aucune importance. Louise n’aime pas le quotidien utilitaire, les matins rythmés par les mêmes gestes répétés. Se lever, se doucher, s’habiller, avaler son petit-déjeuner, se rendre au travail par l’itinéraire le plus court la plongent dans une grande lassitude.
Lorsque l’ascenseur s’arrête au quatrième étage, Louise ferme très fort les yeux. Quand elle les ouvre elle voit des soleils sautiller, dessiner un chemin dans l’open space. Louise se dépêche avant que les soleils s’éteignent. Aujourd’hui ils l’ont emmenée à côté de la photocopieuse. Soudain un grondement, la bête mécanique se met à cracher, régurgite, se cabre, s’étrangle dans un râle. Sylvie surgit. Sylvie dompte la bête avec sa voix rocailleuse. Elle plonge les mains dans ses entrailles. Un dernier hoquet, et voilà la bête qui ronronne à nouveau. Louise applaudit, Sylvie lui adresse une petite révérence et s’en va, emportant ses trophées de papier.
Louise est ingénieure informatique. Quand sa mère avait dit qu’il fallait qu’elle fasse quelque chose de son diplôme, Louise en a fait un origami. Sa mère avait bien failli s’étrangler. Louise avait dû déplier son diplôme et le mettre sous l’encyclopédie. Ma fille, avait précisé son père, tu es sortie major de ta promotion, tu as plein de proposition, ce serait bien que tu en acceptes une. Louise avait choisi celle qui ne l’obligeait pas à prendre les transports en commun.
Lorsque Louise finit sa journée de travail, elle flâne. Ses parents ne l’attendent plus pour dîner. Sa mère râle : « c’est pas l’hôtel ici. Ton assiette est dans le four. » Louise n’a jamais eu de velléité de déménager. Ses parents lui ont suggéré de participer à la vie de la maison. Ah oui, s’est dit Louise, pourquoi pas.
En ce samedi matin, elle époussette. Elle passe le chiffon d’un geste rapide. Les grains de poussière volettent dans le soleil, avant de retomber en pluie silencieuse. Sa mère lui donne une bombe aérosol. Pschhiit. Louise écrit « poussière ». Là où il n’y a plus de poussière, il est écrit poussière. Est-il possible d’écrire le mot « propre » avec de la poussière ? Sa mère lui prend le chiffon des mains.
Louise consigne dans son journal intime tous les mots passés sous silence. Elle en est à son neuvième cahier. Elle a commencé l’année de ses 13 ans. C’était il y a 14 ans. Elle a passé plus de temps à vivre avec son journal que sans. Son père aime raconter que, petite, elle décrivait ses journées en long en large et de travers. Elle se fâchait si on arrêtait de l’écouter. Louise imagine les mots sortants de sa bouche, allant d’oreille en oreille et trouvant pavillon fermé, des mots-moustiques qui papillonnent avant de s’étioler. Alors Louise préfère les poser en douceur sur le papier.
Louise ne discute pas beaucoup avec ses collègues. La qualité de son travail parle pour elle. Louise ne comprend pas Sylvie, la secrétaire domptrice de la bête mécanique, qui souvent la sermonne : « ne te laisse pas faire », « ils profitent de toi ». Louise préfère se concentrer sur son écran et aligner les zéro et les un. Des un marchent au pas, encerclent un zéro. ça la faire rire. Elle se dit que le zéro est plus « embâtonné » qu’encerclé. Le zéro détestant marcher, il se rebelle et roule dans les un qui s’écroulent, sauve qui peut dans d’autres lignes. Le désordre peu à peu s’organise. Quand les un se stabilisent et les zéro s’immobilisent, elle va voir Monsieur Carmatintin, qui se frotte les mains.
Monsieur Carmatintin s’approche :
– Louise, demain est une journée importante.
Louise consulte son éphéméride. Demain, 18 février, c’est la Saint Léon, lever du soleil à 5h59 et coucher à 17h34. Est-ce la SNCF qui rend hommage au soleil ou ce dernier qui raffole des transports ferroviaires ? Le soir venu, il monte dans un wagon. Et s’il oubliait un rayon sur le quai ? La nuit aurait-elle du retard ? La lune recueillerait-elle le rayon abandonné ? Au matin, rendra-t-elle le bâton de lumière, ou le gardera-t-elle afin d’éclairer ses rondes autour de la terre ?
– Louise, vous m’écoutez ? Demain, notre petite start-up va faire son entrée dans la cour des grands. Un stand au Salon de la Cyberdéfense ! Nous allons tous les bluffer, les PDG, les majors, les ministres. J’ai déjà des contacts avec la presse. On va tout déchirer. Vous êtes prête ? Sylvie m’a dit que vous étiez au top pour votre démonstration.
Monsieur Carmatintin se frotte les mains :
– Nous allons devenir LA référence de la cyberdéfense. Soyez en forme demain.
Louise s’imagine prendre forme. Sa silhouette longiligne s’enroule en un cercle parfait. Elle est en haut d’une colline et s’élance, rebondit, criant de joie. Arrivée en bas, elle se couche sur le flanc, ses mains lâchent ses pieds, son corps se déploie. La voix de Monsieur Carmatintin lui parvient, un peu lointaine : « … Faites ce que vous savez faire. Je compte sur vous. ». Il s’éloigne. Louise n’aime pas quand Monsieur Carmatintin lui met la pression. Elle cherche un soutien, ne trouve que des crânes plus ou moins chevelus. Son regard glisse sur la calvitie de Stéphane, s’englue dans le gel capillaire de Bilal, prend son élan sur les boucles de Noémie et se retrouve propulsé de l’autre côté de la vitre. Dehors il fait beau. Louise décide que sa journée est terminée.
Elle va à la borne des vélos en libre-service. Depuis son téléphone, elle déverrouille le n°8, chiffre-promesse d’une promenade sans fin. Elle règle la selle et s’élance. Louise aime rouler le nez au vent, le nez en l’air. Elle ferme ses yeux bleus vers le soleil. Des points dansent sous ses paupières. « Faites attention ! ». Sur les voies où ça ne circule plus, des voitures s’agglutinent autour d’un sémaphore qui a le rouge au front. Quand il donne le feu vert, les véhicules démarrent et l’abandonnent. Tant de routes et si peu d’issue pour le pauvre sémaphore.
Louise met pied à terre, verrouille son vélo à la station, entre dans le jardin public. Le passage du portail est toujours un lieu-charnière, un moment-frontière. Avant le portail c’est l’espace gris, après lui c’est l’espace vert. Elle inspire. L’affreuse pression de Monsieur Carmatintin s’estompe. Un tout petit peu.
Louise connaît par cœur le parc, et serait pourtant incapable d’indiquer le chemin vers les toboggans ou le marchand de glace. Elle peut en revanche expliquer où trouver le caillou qui se polit au soleil, se lustre sous l’averse. Plat et lisse, il rêve de ricochets. Il attend, sur la berge de l’étang, la main experte qui lui fera faire des bonds dans l’eau. Les pas de Louise la mènent au banc qui n’est jamais à l’ombre. Il l’accueille, radieux, et lui raconte en confidences les gens qui se sont assis avant elle. Elle se demande si, parfois, il parle d’elle à d’autres.
Louise rentre chez elle, empruntant des rues-rubans, des trottoirs trottinant. Elle n’aime pas celui devant l’épicerie, il passe toujours trop vite. Elle n’a que quelques secondes pour s’accrocher au regard de Paul. A cet instant précis le temps marque un arrêt. Louise s’apprête à faire un pas de côté, mais déjà le trottoir l’emporte vers la pharmacie dont les portes automatiques avalent goulûment ceux qui s’approchent de trop près. Louise aurait aimé que la porte de l’épicerie la happe vers un autre demain, qui ne serait pas le jour important de Monsieur Carmatintin.
Au dîner, Louise n’a pas très faim. Sa mère a cuisiné du foie et des haricots verts. Louise fixe son assiette. Les aliments de mauvais goût la narguent, « même pas cap’ ».
-Mange ! dit sa mère.
Louise enfourne une fourchetée. Les haricots esquivent ses dents, elle mastique de plus en plus vite, se mord la langue. Un morceau de viande en profite pour se jeter dans son gosier. Louise s’étouffe, tousse. La nourriture fait le yo-yo le long de la corde raide, la corde traître de son œsophage.
– ça ne va pas ? s’inquiète son père.
– Elle est amoureuse, espère sa mère.
Louise déglutit. Elle ne peut plus rien avaler. Elle monte dans sa chambre, se couche tôt. Demain est une journée importante.
Louise a des rêves agités, Monsieur Carmatintin compte sur elle, les chiffres s’enfoncent dans sa chair, lui font mal : « 342, 345, je me suis trompé. Je dois recommencer. »
Louise se réveille, le corps endolori.
En ce jour important, Louise a décidé de se concentrer. Aucun geste, aucun mot, aucun objet ne sortira de son contexte pour aller gambader. Louise n’a pas encore pris son petit-déjeuner qu’elle se sent déjà épuisée. Elle oublie de casser son sucre en deux avant de le mettre dans sa tasse fumante. Le morceau de sucre solitaire coule et se morfond. Elle s’en veut. C’est tellement plus gai de voir deux petits morceaux se nager après, se jeter leurs petits grains sucrés, se frôler et fusionner dans un tourbillon de café… Louise ! Elle s’ébroue. La distraction reflue.
De la porte d’entrée, elle crie « au-revoir papa, au-revoir maman ! Bonne journée ! »
La réponse de ses parents, trop lente, s’écrase contre la porte qui claque dans le dos de Louise. Elle hésite. Elle est tentée de rentrer ramasser les mots de ses parents. Elle les prendrait au creux de ses mains, soufflerait dessus pour les raviver, les rangerait précautionneusement dans la poche de son manteau. Ils l’accompagneraient tout au long de cette journée. Louise ! Louise se tance, focus, focus, focus ! C’est d’un pas décidé qu’elle se dirige vers la station de vélo. Elle choisit celui que son appli indique comme venant d’être révisé. Ça lui coûte d’être aussi raisonnable, mais c’est un jour important.
Louise pédale sans lâcher du regard ni de l’esprit la piste cyclable. Coup d’œil à gauche, coup d’œil à droite. Elle a les sourcils froncés et les lèvres serrées. Elle ralentit aux intersections, aux passages piéton. Louise voit approcher sur sa droite l’épicerie de Paul, Paul qui ouvre le rideau de fer. Louise l’expulse de ses pensées, appuie sur la pédale gauche, sur la pédale droite, le prochain carrefour pour horizon. La silhouette de Paul s’estompe dans le brouillard dont Louise le pare. Oh, comme cette brume lui coûte !
Louise s’envole. Louise ne comprend pas. Ses jambes moulinent dans le vide. Louise regarde droit devant elle. Elle voit le ciel. Elle entend des cris, « ne la touchez pas », « c’est le type avec le sac à dos, il a traversé sans regarder », « j’appelle les secours », « vous allez bien ? » Au-dessus d’elle, le visage de Paul, les yeux noirs de Paul, la bouche de Paul. Les mots de Paul tissent autour d’elle une couverture à l’odeur de pain grillé. Elle sent les mains de Paul qui la soutiennent quand elle s’assoit. « Vous saignez ». Louise ressent des picotements au niveau de ses genoux. ça remonte dans son ventre, dans ses yeux. Elle les plonge dans le regard de Paul, c’est chaud et rassurant comme un soleil de printemps.