(Disponible en audiotexte dans la rubrique à écouter)
Un bonhomme de neige dans la nuit noire. La blancheur de son corps attire le regard, puis on remarque son nez carotte qui pointe vers le trottoir, et ses boutons rouge qui épousent la courbe de son ventre-boule. Le bonhomme de neige a des bras de branche qui flanchent, il s’essouffle.
Il trône, encore seul, dans un jardin bien entretenu d’une rue tranquille de ce quartier résidentiel américain, où il ne se passe rien sauf les joies et les tracas du quotidien. Tous les matins, devant le bonhomme de neige passent les voitures de ceux qui partent travailler, la conduite encore ensommeillée et déjà impatiente, puis les collégiens, casque sur les oreilles, introvertis ou en bande et bruyants. Plus tard dans la matinée, viendra le tour des mamans ou nounous emmenant les petits, emmitouflés, au parc.
Entre la mi-journée et le soir, le défilé se fera en sens inverse : les poussettes, les adolescents, et enfin, bien après le crépuscule, les voitures.
L’apparition du bonhomme de neige dans le jardin de Walter donne le coup d’envoi des préparatifs de noël. Chacun sort ses cartons, fait l’inventaire, répare, court acheter la décoration qui remplace, complète, sublime. Rien n’est laissé au hasard, chaque centimètre de jardin doit faire partie du grand tout, les yeux devront se perdre, ne plus savoir où regarder, être éblouis de tant de savoir-faire et de lumière. Depuis plusieurs mois les plus bricoleurs fabriquent dans leur garage leurs propres créations.
Pas de temps à perdre, dans trois semaines il faudra être prêt. On s’affaire à accrocher, entrelacer, cacher dans le gazon, exposer bien en évidence sur le toit. En fin d’après-midi, chacun teste ses installations, mais toujours partiellement, la révélation intégrale sera pour le grand soir. On dissimule jalousement ses trouvailles, le tableau original qui, c’est évident, permettra la victoire. La dernière semaine, il n’est pas rare de voir des familles entières s’activer à l’extérieur. Peu importe le froid, les doigts engourdis, l’école le lendemain, tout doit être parfait. Arrive le samedi fatidique. La fébrilité se sent dans les œillades jetées à la dérobée, les doigts qui tremblent en vissant une dernière ampoule, en ajustant une guirlande. On inspire, on essaie de retrouver un peu de tranquillité. Rien n’y fait, l’excitation monte, le jour s’estompe.
Depuis le trottoir chacun regarde son œuvre, imagine le résultat quand tout s’allumera. On oscille entre inquiétude et satisfaction, on essaie de comparer avec ce qu’on devine chez le voisin.
La pénombre efface les décors, les heures de travail. Et si ça ne s’allumait pas ? Fugace oppression. Malgré le froid, les mains sont moites. Il faut se contenir, attendre le décompte. 5, 4, 3, 2, 1 ! Soudain il fait nuit claire. On entend des « oh » émerveillés, des « ah » dépités, des « zut ça ne fonctionne pas ». Les yeux s’habituent, s’accrochent à un tracé lumineux et suivent ses arabesques, les contours d’un traîneau, les rubans en led de cadeaux clignotants. Le regard saute vers des lutins qui s’animent, éclairés par un projecteur. L’un salue en levant son chapeau, un deuxième s’assied et se relève en émettant un rire, quand un troisième tournoie au son de « jingle bell ». On va de jardin en jardin. Les compétiteurs évaluent leur chance. En réalité, la victoire se joue toujours entre Walter et John. Deux cousins ayant épousé deux sœurs la même année, ayant eu un garçon et deux filles pour l’un, deux garçons et une fille pour l’autre, toujours à quelques mois d’intervalle. Deux retraités qui ont passé leur vie à se jauger, les meilleures études, le boulot le mieux payé, l’enfant le plus brillant, la belle-fille la plus mignonne, le petit-fils le plus charmant. A la retraite, il leur reste le trophée du meilleur barbecue en été, celui des plus belles illuminations du quartier en hiver.
Les enfants, ravis, tapent dans les mains, s’interpellent « t’as vu le père noël, il est énorme ! », tirent sur la manche de leur père « pourquoi notre sapin à nous ne fait pas de musique ? »
Le jury, sérieux et pointilleux, prend des notes.
Walter les attend, campé sur ses deux pieds, les poings sur les hanches, le menton arrogant et le sourire conquérant. Il est sûr de gagner. C’est évident. Il suffit de regarder, de… Walter se crispe. Là ! Comment est-ce possible ? Là ! Il devrait y avoir… Pourquoi ce trou noir, cette tâche sombre dans son décor de lumière ? Il est sur le point de s’élancer quand il se ravise. Ne pas attirer l’attention. Faire comme si tout était normal. Walter enfonce les mains dans les poches de son blouson, se mordille la lèvre inférieure. Là-haut, surplombant la trouée noire, la pleine lune. Walter sert les poings. Lui que se vantait d’éclipser les étoiles, se sent humilié par le petit astre blême et blafard.
– Alors Walter, quelles extravagance as-tu trouvé cette année ?
Serena, la présidente du jury, se tient à ses côtés, bloc-note appuyé sur l’avant-bras gauche, suçotant son stylo, y laissant une trace carmin. Elle a le sourire faussement ingénu, le regard faussement enfantin. Serena est la maman de la meilleure amie de la fille du cousin John.
Walter ne répond rien. La foule s’est approchée. Le murmure enfle. Ils ont vu. Bien sûr qu’ils ont vu. Comment ne pas voir cette coulée de nuit ? On ne voit que ça. Walter ne voit que ça.
Il sait qu’il ne gagnera pas cette année. Stoïque, il attend que les gens partent vers un autre jardin.
Walter s’approche à grandes enjambées de l’endroit du désastre. Il voit une flaque de plastique blanc. Un truc orange flétri et des petits boutons rouges flasques surnagent. Une lueur moribonde émane de ce qui fut le bonhomme de neige. Walter appelle sa femme, hurle :
– Mary ! Qui ? Qui a osé faire ça ? Qui a saboté mon travail ? Ce quartier est devenu un repère de racailles ! J’en ai mal à mes aïeux pilgrims ! Eux ne douteraient pas, ils pendraient les coupables haut et court. Ah ça oui ! Avec plume et goudron, et tutti quanti !
Mary tente de le calmer.
– Tu es de mèche avec eux, c’est ça ? J’aurais dû m’en douter ! Ça devait être ma nuit ! Vous m’avez volé ma gloire, mon succès ! Soyez maudits ! Bloody Mary, bloody, Mary, bloody Mary ! »
Mary soupire bruyamment. Elle est fatiguée de ces colères, des propos excessifs de son mari. Elle susurre, doucereuse :
– Et si c’était Whoopy ?
Walter reste bouche-bée. C’est impensable, impossible. Whoppy est fiable, Whoppy est loyal. Whoppy lui fait toujours la fête, jamais la tête. Whoppy sait ce qu’il doit faire, ce qu’il ne faut pas faire. Whoppy est dressé à ne jamais décevoir son maître.
– Whoppy !
Un colosse baveux accourt, s’assoie face à Walter, la queue frappant le sol.
– Whoppy, c’est toi qui a fait ça ?
La voix est tremblante. Le chien se couche, les pattes sur le museau. L’homme le saisit au collier, le traîne et lui met la truffe dans le plastique. L’animal grogne.
– C’est pas toi, hein, c’est pas toi ?
L’animal gronde, tente de se délivrer de la prise de l’homme.
– Arrête, s’écrie Mary. Tu ne crois pas que ton bonhomme de neige s’est dégonflé tout seul ? Vous n’êtes qu’une belle paire de vieux machins usés.
Walter a les yeux exorbités. Il se précipite dans le garage et revient avec sa pompe automatique. Il branche le bonhomme de plastique.
– Usé, moi ?
Le bonhomme de neige reprend ses rondeurs.
– Usé, lui ? Tu vois comme il gonfle !
Walter augmente la puissance. Mary hausse les épaules :
– Tu veux prouver quoi ? Bien sûr qu’il gonfle ! Débranche et on verra.
Walter a un rire mauvais.
– T’y connais quoi, toi ? Avec tes biscuits ramollis et ta dinde trop cuite ! Au moins John a une femme qui sait cuisiner.
Le bonhomme de neige n’en peut plus de trop d’air.
– Et tu voudrais m’apprendre à gonfler une saleté de bonhomme de neige ?
Le bonhomme de neige explose. Mary se couvre les oreilles en criant. Le chien aboie dans les aigus.
Dans la rue, la déflagration a semé la panique. Certains se jettent à terre, d’autres dans les bras de leur voisin. Des adolescents goûtent à leur premier corps à corps, le rouge aux joues, le feu au ventre. Des couples adultérins peuvent enfin s’enlacer en pleine rue sans déclencher l’opprobre. Bientôt les sirènes de police. Le quartier est bouclé. Les policiers courent vers l’endroit d’où proviendrait l’explosion. Ils trouvent Walter, la pompe encore à la main, des bouts de plastique dans les cheveux. Les agents se regardent… On n’arrête pas quelqu’un pour avoir trop pompé. Pour trouble à l’ordre public ? Ils appellent le central. Le commissaire de permanence est la benjamine de Walter :
– Collez-lui une amende à cet enfoiré ! Et une convocation pour lundi, à mon bureau… 8 heures pétantes, ajoute-elle dans un ricanement. Je vais lui passer l’envie de faire mumuse avec ses foutues décorations de noël.
La commissaire se rappelle ces week-ends d’hiver passés à accrocher les décors sous les ordres peu amènes de son père, les invectives parce que trop lente, mal dégourdie, à devoir tout refaire si, réflexion faite, le traîneau serait mieux sous l’arche et non au pied du sapin. Aucun des trois enfants n’y échappaient. La commissaire a le souvenir amer de ces samedis de concours où son père était d’une humeur exécrable jusqu’au délibéré, puis imbuvable parce que bourré pour fêter la victoire ou noyer la défaite. Elle tient sa revanche. Lundi, à 8h, sans bonjour ni café d’accueil, son père se verra notifier l’interdiction ferme et définitive de participer à tout concours des illuminations de noël, et même de s’adonner à toute activité de décoration lumineuse dans son jardin.
Abus de pouvoir ? Oui. La commissaire savoure, ce sera son petit cadeau de noël à elle.