Les samedis après-midi sont mornes à l’orphelinat. On joue parce qu’il n’y a que ça à faire. Attention, c’est bien de pouvoir s’amuser, mais ça manque de… d’une urgence comme la fin de la récré, ou encore de l’appel d’une maman à l’heure de goûter. Ici à l’orphelinat, à la fin du samedi après-midi, il n’y a que l’ennui.
Il est 15h en ce samedi de mars quand un drôle d’individu pénètre dans la cour. Il a un chapeau haut-de-forme, un monocle à l’œil droit, une redingote de velours violet et marche au rythme d’une canne qui se lève bien haut, bien trop haut. Kevin s’écrie :
– Regardez, on dirait Phileas Fogg !
La plupart des enfants accoure vers l’inconnu :
– C’est vrai que vous avez fait le tour du monde en 80 jours ?
– Il est où Passe-Partout ?
– C’est gros comment un éléphant ?
L’homme sourit.
– Oh, Phileas est une vieille connaissance. Mais, au risque de vous décevoir, non, je ne suis pas Phileas Fogg. Je m’appelle Walter Desobjets, se présente l’homme en soulevant légèrement son chapeau. Comte Desobjets, Parcoureur de monde et découvreur d’objet.
Il reprend sa marche vers le bâtiment.
– Si je me souviens, la bibliothèque est par là.
Intriguée, une dizaine d’enfant le suive. Le mouvement de la canne rythme le pas de la petite troupe.
Ils pénètrent dans la bibliothèque que le Directeur a voulu aménagé en salle de lecture et non d’études. Pas d’alignement sévère de tables rectangulaires, ni d’étagères de fer. Des tables basses, des poufs et des gros coussins dépareillés, des fauteuils cossus au cuir usé et un canapé orange forment un ensemble hétéroclite et chaleureux. Il flotte dans l’air l’odeur et la poussière des livres rangés sur les nombreuses étagères en bois.
– Et mais ce siège n’était pas là avant ! s’exclame Caroline, gamine de 12 ans aux longs cheveux roux bouclés attachés en queue de cheval. Elle fronce son nez constellé de tâche de rousseur. Il faudra qu’elle en parle au Directeur, car c’est elle qui a la charge de la bibliothèque. Avec M. Prudo, le bibliothécaire. Mais bon, lui il supervise surtout. Elle en a passé des heures à recouvrir les livres, les ranger. D’ailleurs elle déteste quand les pensionnaires les rangent eux-mêmes, ils les mettent trop souvent à son goût au mauvais endroit. Monsieur Prudo se moque quand elle lui en parle. Beh oui, il peut se moquer, il ne range pas souvent les livres, lui.
L’intrus trône au milieu de la pièce. Un fauteuil dont le tissu vert du dossier est élimé, celui des accoudoirs s’effiloche. L’assise garde la marque, informe, de tous les séants qui s’y sont posés. Le Comte y prend place, après avoir relevé les pans de sa redingote. Il attend que les enfants s’installent qui sur les tapis, qui sur le canapé, assis, couchés.
– Vous avez été en Inde ?
– Vous avez déjà conduit un train ?
– Vous avez quel âge ?
– Vous allez nous raconter quoi ?
Le Comte Desobjets sort un stylo de sa poche.
– Je vais vous raconter l’histoire d’objets sans.
– Pourquoi sans ? demande Yacine, 13 ans, cheveux et yeux noirs brillants, surnommé « Dipourquoi », tellement il pose de questions, aux professeurs, au nouveaux enfants arrivant à l’orphelinat, aux dames qui servent les repas, et aux messieurs aussi, même s’ils sont moins nombreux.
– Sans… commence le comte, tout dépend de l’objet mon jeune ami. Ce stylo par exemple, n’a pas de mine. Il l’a perdue au royaume du Grand Mogol. Voulez-vous savoir comment ?
Le Comte joue avec le mécanisme du stylo sans qu’aucune mine, évidemment, ne sorte.
Les derniers enfants à se taire reçoivent un coup de coude.
– C’est là un objet qui n’a pas de prix.
Quand je suis arrivé dans le royaume du Grand Mogol, le soleil faisait briller de mille feux le désert de pierres. Je l’avais traversé pour atteindre la ville. J’y entrai à ma guise car la muraille d’enceinte avait d’énormes trous…