Le Petit Commerçant et le Citoyen
Il était une fois La Ville, très grande et très peuplée. Les gens y vivaient dans l’insouciance et l’opulence. Mais depuis quelques temps, une étrange malédiction frappait ses habitants. Chaque fois qu’ils se rassemblaient, des morts étaient à déplorer. Décision fut prise d’interdire les rassemblements. Les commerces furent fermés. Cependant, afin que la population puisse se ravitailler, les Grandes Épiceries, qui vendaient de tout, restèrent ouvertes. Chacun y achetait de quoi se nourrir, se vêtir, se divertir.
« Comment vais-je survivre à cette période si compliquée ? Mes clients reviendront-ils quand le mauvais sort aura cessé ? » s’inquiétait Petit Commerçant.
Un citoyen, qui passait par là, l’entendit. Il le plaignit : « Pauvre Petit Commerçant, il est injuste que tu perdes ton gagne-pain, alors que d’autres peuvent continuer leurs affaires. Nous ne pouvons pas laisser faire. Comment devenir ton client sans sortir de mon logement ? »
A ces mots, le fée Solidarité apparut : « Cher Citoyen, j’ai entendu ta noble préoccupation. Pour t’aider à sauver Petit Commerçant, je t’accorde trois souhaits. » Citoyen applaudit, enthousiaste. Petit Commerçant applaudit, plein d’espoir.
– Je souhaite que les Grandes Épiceries ne vendent que des produits pour manger, se laver et entretenir sa maison, énonça Citoyen.
– Accordé, dit la fée.
Livres et cahiers, vêtements, vaisselles, appareils électroménagers ainsi que les jouets disparurent des rayons des Grandes Épiceries.
– Je souhaite que Petit Commerçant puisse me vendre ses marchandises à distance.
– Accordé, dit la fée.
Citoyen et Petit Commerçant virent, émerveillés, apparaître un hologramme du magasin. L’illusion était époustouflante et Citoyen s’y croyait. Il redécouvrait le plaisir de flâner, d’être conseillé et de se laisser tenter. Citoyen remplissait son panier sans compter, Petit Commerçant se sentait comblé.
– Je souhaite pouvoir tout acheter.
A ces mots, la fée Responsabilité apparut: « Cela ne se peut Citoyen, la Solidarité exige un grand sens des Responsabilités. Tu ne peux acheter qu’avec l’argent que tu as. »
Citoyen haussa les épaules et sortit son porte-monnaie. Petit commerçant additionna, fit une ristourne et proposa la carte de fidélité.
Citoyen ouvrit de grands yeux effarés :
– Mais c’est beaucoup plus cher qu’à la Grande Épicerie !
– J’en suis navré, répondit Petit commerçant, même à ce prix ma marge est riquiqui.
Citoyen pensa par devers lui : s’il en est ainsi, je ne pourrai pas me rhabiller pour l’hiver ! Bottes, parka, bonnet, auquel renoncer ? Et mes neveux, comment ferai-je pour les gâter ? Je veux rester leur oncle préféré. Quant à ma bien-aimée, que dira-telle si, au lieu du festin de la mer que je lui ai promis pour nos fiançailles, je lui apporte un simple bouquet de crevette ?
Citoyen hésitait, fort perturbé.
– C’est pour offrir, demanda Petit Commerçant, je vous fais un paquet-cadeau ?
A ces mots, la sorcière Velléité apparut : « Mon brave Citoyen, pourquoi t’embêtes-tu ? Avais-tu déjà acheté chez ce Petit Commerçant ? Pourquoi changer tes habitudes ? Crois-tu que ton sacrifice lèvera la malédiction ? »
Citoyen était perdu. Les fées Solidarité et Responsabilité apparurent. Elles tentèrent, avec le renfort de Bonne Conscience, de chasser la sorcière. Mais celle-ci ricana et convoqua le troll Tracas du Quotidien qui énuméra, d’une traite, les factures à payer.
Vaincu plus que convaincu, Citoyen rendit à la Fée Solidarité son sac de vœux.
Livres et cahiers, vêtements, vaisselles, appareils électroménagers ainsi que les jouets réapparurent dans les rayons de la Grande Épicerie.
Le rire de la Sorcière Velléité se fit entendre longtemps ; Si longtemps qu’au bout de trois générations, les enfants croyaient que Petit Commerçant était une légende.
Moralité : « Qui veut peut » est un adage qui demande bien du courage.
Contre-moralité : « Qui peut veut » est un vœu pieu pour les veules qui ne veulent pas, et les peuples qui n’en peuvent plus.