Quand les bruissements se taisent

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Depuis trente ans il n’a jamais bougé. Qu’il pleuve, qu’il fasse soleil, il est là, immobile. Si le temps le maltraite, si les gens le malmènent, jamais il ne se plaint. Il a ses habitués en fonction des saisons. De jour comme de nuit il accueille tout le monde, sans discrimination. ¨Pour le trouver, il suffit de remonter, depuis la porte sud, l’allée centrale bordée de chênes. Au troisième croisement, il convient de quitter la large allée macadamisée, appréciée des rollers et des poussettes, pour emprunter, à gauche, un petit chemin pavé. Attention, il est glissant quand il a plu. Il est impossible de se tromper, car au carrefour tourne un vieux carrousel. Des cris de joie, de désarroi, des « encore ! », « ça suffit ! » sont couverts par le grincement des chevaux de bois. Après le parterre de pensées sans soucis, de roses jaunes et de tulipes oranges, vous le verrez. Il est au soleil le matin, l’après-midi à l’ombre du lilas, si odorant en pleine floraison. Il fait face au petit pont de fer qui enjambe le cours d’eau. Il est là, alcôve du temps qui se prélasse, serviteur discret autant que bienveillant. Car il en a vu et entendu ! Il y a ce couple d’adolescents qui n’osent s’effleurer de tellement d’attirance. Ils s’assoient l’un à côté de l’autre, posent leur main, presque nonchalamment, à peine se frôlant. Ils parlent du prof de math, se racontent des anecdotes sur Julien, Karine, leurs parents… Ils rient, la complicité se substituent peu à peu à la gêne. Un mardi midi de novembre, ils se sont rapprochés, les joues rouges de froid et d’émoi. Ils se sont embrassés, du bout des lèvres, à pleine langue. Le banc semblait imperturbable mais son bois s’est attendri. Il s’est laissé graver « M+S » dans un cœur. C’est douloureux mais beaucoup moins dégradant que ces numéros de téléphone tracés au typex, faux appels à l’amour. En mai ils se sont disputés et ne sont plus venus.
Il y a aussi Yvette et Simone, qui viennent tous les après-midis sur les coups de 15h. Sauf le mercredi car Yvette a ses petits-enfants. Comment le sait-il ? Mais parce qu’il sait tout d’elles ! La sciatique d’Yvette qui la lance de plus en plus, l’arthrose de Simone qui se réveille avant la pluie, la solitude du veuvage, les enfants qui ne viennent plus, plus aussi souvent : « Tu divagues ma pauvre Yvette ! Tu voudrais les voir tous les jours, mais le mercredi soir tu es une lavette rincée et essorée ! » Yvette hoche la tête et sourit. Ronchonner c’est encore être en vie. « Bon, c’est pas tout ça, mais si je ne me dépêche pas, je vais rater Question pour un Champion. » Elles se lèvent, lentement, reprennent le coussin qu’elles avaient posé sous leurs fesses, le range dans le cabas où est restée la couverture, « au cas où il aurait fait frisquet », et s’en retournent à petits pas. Un jour elles ne sont plus venues.
Quand vient le soir, vient Michel. Dès qu’il arrive, il dépose son blouson sur le dossier, son paquetage au pied du banc, et s’y assied bien au milieu, maître des lieux. Aux beaux jours il invite ses potes de rue dans « sa maison d’été », comme il dit. Ils apportent leur cueillette du jour en un pot commun de beuverie. De temps en temps, l’un d’entre eux s’éloigne, pour se soulager. « Et encore un qui me pisse dessus ! C’est pas vrai ! Je suis un réverbère, pas une pissotière ! » Le grand échalas qui jouxte le banc n’est jamais content. Il n’aime pas non plus ces cyclistes qui appuient leur vélo contre sa colonne, le temps d’une sieste sur la pelouse ombragée. Il craint pour sa peinture. Il exècre ce jeune, avec son casque sur la tête, qui s’avachit contre lui, un pied contre sa base. Il craint la salissure. Il se veut immaculé pour quand vient son moment, celui de la nuit. Il trône au milieu de son halo lumineux, quand tout le reste s’estompe dans l’obscurité. Mais de là vient son grand malheur. Il attire les soiffards qui se penchent vers lui en une révérence qui se termine en gerbe. A la corrosion du pipi s’ajoute l’odeur infâme du vomi. Sa tête altière se hisse au plus haut. En vain. Et quand vient le matin, il redevient une masse de métal moche et morose à côté des arbres feuillus. Michel roule alors son duvet et se dirige vers les toilettes publiques. Un soir il n’est pas revenu.

Le banc est incommode, d’autres gens sont venus. Casquettes à l’envers, baggy sous les fesses, le verbe vulgaire, ils s’installent sur son dos, les pieds sur son assise. Ils écrasent leur mégot sur son bois qui s’effrite. Ils marquent leur territoire de crachats herbacés. Les petits coqs des rues ont pris droit de cité dans ce coin de verdure. Ils font négoce, véloces, féroces. Le promeneur n’est pas le bienvenu, le client n’a pas à s’attarder. Il s’éloigne, et bientôt abandonne un petit sachet, une seringue.
Le réverbère se drape dans sa lumière. La clarté qu’il diffuse gêne un certain commerce. Un caillou vient briser le verre et son ampoule. Dans l’ombre de son œil, des silhouettes s’accouplent. Il pleure sa lumière jusqu’au petit matin.

A l’aurore, un cri. Elle courait tranquillement et bien imprudemment. Le buisson, complice involontaire, a le rouge aux feuilles. La pie colporte le drame, l’eau clapote en écho, les poissons sont bouche-bée. Le réverbère vitupère, en colère. Le banc s’affaisse, n’a plus la force de retenir ses lattes.
La découverte du corps discrédite l’endroit. Il est décidé sans délais de dresser des barrières, de fermer le parc la nuit. Lorsque les grilles s’ouvrent, quelques passants se pressent et le traversent, du nord au sud, du sud au nord, dans le seul but de s’économiser un détour. Le banc tombe en écharde, le réverbère rouille sur place. Il est question d’un projet immobilier pour remplacer cette friche. Les riverains réagissent et forment un comité. Ils proposent un réaménagement, l’installation d’une guinguette, l’organisation d’un festival. Le maire promet s’il est réélu.

Une équipe d’urbaniste est dépêchée. Il faut que ce soit moderne, propre et sûr. Le carrousel est démonté, pour laisser place à une sculpture de pierre grise, représentation abstraite intitulée « Coin de paradis ». Elle est inaugurée par Monsieur le Maire comme symbole du renouveau du jardin public. Dame pipi est mise à la retraite ; On lui préfère des WC à monnaie auto-nettoyants. Des poubelles transparentes exposent sans pudeur leurs détritus. Des bancs de fer sont alignés. Ils acceptent jusqu’à trois personnes à la fois, le dos bien droit, dans un espace délimité par des accoudoirs, arrondis pour éviter les bobos graves. Ils attendent, froids en hiver, chauds en été. Un oiseau passe et lâche une fiente. Les réverbères verts, ternes, se fondent dans le paysage. Ils ont la tête penchée, diffusant la pâle lumière des ampoules basse consommation. Vite ils se mettent en veille quand personne ne regarde. Le petit pont a été repeint en rouge, touche tendance orientale zen. On y a accroché une pancarte interdisant de nourrir les poissons et les canards. Les pelouses encore autorisées sont prises d’assaut pour jouer au ballon, pique-niquer, lire, bronzer le temps d’un dimanche formaté. La petite grotte cachée par la végétation est condamnée, pour empêcher toute mauvaise fréquentation. Quelques arbustes auraient pu préserver des havres plus intimes s’ils n’étaient trop connus, trop courus. Le parc est quadrillé d’activités, sur une zone déterminée : les enfants à l’aire de jeux, les sportifs sur le parcours santé, les bons vivants au boulodrome et les SDF, dehors. Un garde veille au respect du règlement et à la bonne occupation des lieux. Le soir venu tout le monde reflue, les grilles se ferment. Le parc s’endort, figé dans l’attente apathique d’une nouvelle journée normée.

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