L’île des lopins de terre
Il était une fois une île de propriétaires, où chaque famille détenait un lopin de terre. Au solstice de printemps, les mariés de l’année recevaient une parcelle selon leur souhait. A ceux qui rêvaient d’élevage, on octroyait une prairie dans les collines vertes et humides ; ceux qui préféraient le maraîchage s’installaient dans les plaines fertiles ; enfin, on attribuait un coin de plage à ceux qui se destinaient à la pêche. Tous vivaient de troc et de bonheur, sans que rien ne vienne entraver l’harmonie de leur vie.
Il arriva pourtant un temps où l’espace disponible vint à manquer, le nombre de décès, et donc de lopin à redistribuer, ne couvrant plus le nombre de mariages. On murmurait, se rengorgeant, il fait tellement bon vivre ici, que personne ne veut mourir. On dut néanmoins se réunir pour trouver une solution. Un silence sans idée ouvrit la séance. On regardait ses pieds, on se raclait la gorge, on se poussait du coude, allez, vas-y, t’as toujours un avis sur tout.
– Et si le premier enfant à se marier restait sur le lopin de ses parents ?
– Ma maison est trop exiguë pour abriter d’autres personnes, quand bien même ce seraient mes beaux ou petits enfants ! objecta un premier.
– J’arrive à peine à nourrir ma famille, comment pourrai-je satisfaire des bouches supplémentaires ? enchérit un second.
– Et moi, aucun de mes trois fils ne se voudra se marier le premier, gémit une troisième.
On débattit longtemps, très longtemps. On se résolut à ce que seul le premier né de chaque famille se vît attribuer un lopin de terre. Quant aux puis-nés, soit ils trouvaient un aîné à marier, soit ils quitteraient l’île à leur majorité. S’ils voulaient revenir, ils devraient s’inventer la place que leurs parents n’avaient pas su leur trouver. On rentra chez soi, soulagé d’avoir décidé, honteux de la décision. Commença une période d’exode et de remord.
Sur cette île vivait Romain, cadet de sa famille. Romain avait une grosse tête et de tout petits pieds.
Enfant, à cause de la taille minuscule de ses pieds, il n’arrêtait pas de tomber. Sa mère n’en pouvait plus de soigner ses genoux écorchés et ne cessait de le gronder. En grandissant, car il grandit démesurément, ses pieds restèrent petits et sa tête grossit. Les chutes continuèrent. Pas un jour ne passait sans une nouvelle ecchymose. On le surnomma Tête bosselée. Les enfants le montraient du doigt en ricanant. Les filles se détournaient quand il s’approchait. Romain comprit qu’il ne trouverait jamais d’aînée pour convoler. La veille de ses dix-huit ans, il jeta son sac sur l’épaule et partit comme on s’enfuit.
Il y eut peu de jour où il ne chuta pas.
Il y eut plus de jour où ses jambes l’emmenèrent au-delà de fort loin.
Et il y eu ce jour où il tomba sur elle. Elle portait un corsage jaune et une jupe sale.
– Beau brun, veux-tu savoir la fortune qui t’attend ?
– Je ne cherche pas d’argent.
– Donne-moi trois sous et ta main, je te dirai quel sera ton destin.
Romain haussa les épaules, qui est prêt à payer pour de telles sornettes ? Elle éclata de rire, accompagne-moi et tu verras.
A l’entrée du village elle lui demanda de ne plus dire un mot. Ils se dirigèrent vers l’unique place, elle, mince et gracile, lui, dégingandé et trébuchant. Elle s’installa sur le rebord de la fontaine, il resta debout, la tête dans les épaules. Bientôt une femme s’approcha, voulant savoir si son mari lui était fidèle. La gitane fronça les sourcils :
– Hum, je ne vois point de tromperie mais…
– Mais, s’alarma la cliente.
– Ce n’est peut-être rien, répondit-elle d’un air faussement serein.
– Je veux savoir !
– C’est que… C’est mon compagnon qui peut savoir. Vous voyez, ajouta-t-elle sur le ton de la confidence, il est tellement grand qu’il frôle les cieux, et des dieux bavards autant que paresseux aiment se pencher à son oreille. Mais ce sera plus cher.
– Je veux savoir !
La diseuse de bonne aventure fixa Romain, sourire en coin. Le jeune homme se redressa, l’oreille gauche tendue vers les nuages. Au bout de quelques minutes la gitane lui prit la main, inspira profondément et dit :
– Il n’y aura pas péril si vous vous méfiez d’une femme brune , aux yeux qui s’illuminent quand paraît votre mari.
– Je le savais, la garce !
Toute la journée, ce fut un défilé de jeunes aux illusions fragiles, d’ancêtres rêvant d’un avenir facile, tous impatients que le bonheur toque à leur porte, tous craignant qu’il ne passe son chemin s’il trouvait porte close. On paya sans sourciller en argent, en terrine, en étoffe.
– Jamais ils ne rechignent ? s’en étonna Romain.
– L’espoir a un prix mon mignon, répondit la bonimenteuse.
– Moi ils me l’ont volé, murmura le jeune homme.
– Et bien je te plains, et peut-être plus encore ceux qui t’en ont privé.
Romain reprit sa route, se demandant de quoi il pouvait les plaindre.
Il y eu quelques jours de solitude.
Il y eu encore plus de jours d’inquiétude.
Et il y eut ce jour où ils lui tombèrent dessus.
Romain somnolait, adossé à un arbre. Sept lances le pointèrent :
– Où vas-tu l’étranger ?
– Où mes pas me mèneront.
L’un d’eux, tout aussi hirsute et puant que les autres, ricana :
– Ici, faut payer pour passer.
– Je n’ai rien, répondit Romain, montrant sa besace vide.
– Tu vas rester payer ta dette. Lève-toi, ordonna-t-il, le titillant de sa lance.
Romain déroula toute sa hauteur. Les brigands restèrent bouche bée.
– Toi, se réjouit le chef en écartant son arme, tu serviras d’épouvantail de grand chemin.
Romain fut affublé de peaux de bête et grimé de noir. Toute le journée il surgit devant les convois, hurlant, gesticulant, effrayant les voyageurs. Le soir venu, il fut compté quatre bourses pleines de pièces d’or, moult bijoux, quelques mains au panier de dames épouvantées, un œil crevé et deux jambes fracturées. Les blessés furent soignés, le butin mis sous clé, et la clé bien gardée.
– Jamais ils ne regimbent ? s’en étonna Romain auprès du chef.
– Ma bande, mes lois.
– Mais ils pourraient être tués !
– Ils ont choisi de me rejoindre.
– Moi, on ne m’a pas laissé le choix.
– Je te plains, et peut-être encore plus ceux qui qui t’en ont privé.
Autorisé à partir, Romain reprit sa route, se demandant de quoi il pouvait les plaindre.
Il y eut plusieurs jours où Romain chemina, perdu dans ses pensées.
Il y eut certains jours où Romain s’égara, croyant trouver sa voie.
Et il y eut ce jour où il tomba à pic.
Dans ce village, les habitants souffraient de la sécheresse. Ils avaient beau scruter le ciel, ils n’apercevaient aucun nuage. Le bourgmestre héla le voyageur :
– Et toi là, toi qui est si grand, peux-tu nous dire si tu vois des nuages venir ?
Le jeune homme s’apprêtait à répondre qu’il voyait le même ciel qu’eux, quand il lut sur leurs visages cet espoir prêt à tout croire. Il observa le ciel, silencieux.
– Tu ne veux rien nous dire ?
– Par là peut-être, ou plutôt…
– Oui ? demanda la foule.
– Je ne sais pas, dit Romain en se frottant les yeux. Je suis fatigué. Après un bon repas et une nuit de sommeil, j’y verrai plus nuageux.
On s’empressa de lui offrir un dîner copieux et le meilleur lit de l’auberge.
Au matin, Romain regarda à nouveau le ciel :
– Je ne vois pas grand chose.
– On peut payer, dit le bourgmestre.
Romain releva les yeux au ciel, là-bas, oh ils sont encore loin, mais ils viennent par ici ! Tous tendirent le cou dans la direction indiquée. Faites-vous la courte échelle, monter sur un toit, mais prenez de la hauteur, les tança Romain. Le fils du bûcheron se hissa au sommet d’un arbre et mit la main en visière. La foule s’impatientait, tu dois bien voir quelque chose ! Le jeune homme plissa les yeux. Il regarda tellement fixement que ses yeux s’embuèrent :
– Oui, je les sens, s’exclama-t-il.
– Hourra ! cria la foule.
La foule applaudit et resta longtemps à saluer Romain, encore tout étonné de la facilité avec laquelle ces gens avaient été convaincus. Romain sut qu’il pouvait rentrer chez lui.
Il y eut des jours où Romain se dépêcha.
Et encore plus de jours où il se précipita.
Enfin, il y eut ce jour où il aperçut le rivage de son île.
En se rendant chez sa mère, il croisa d’anciens voisins perclus de solitude, des enfants désœuvrés, l’école ayant fermé. Romain sut quelle place il voulait obtenir.
Il entra sans frapper :
– Mère, j’ai faim, donne-moi à manger.
– Tête bosselée c’est bien toi ? Je te vois les mains vides, qu’as-tu donc à offrir ? Sais-tu que tous les puis-nés qui ont voulu revenir ont été refoulés ?
– Sers-moi, ne t’inquiète pas.
Le lendemain Romain se présenta devant l’Assemblée des propriétaires, avec des dizaines d’autres prétendants au retour. Les parents oscillaient entre joie de revoir leur enfant et peur de son échec. Effectivement, qu’il rentre avec du bétail qu’aucune parcelle ne pouvait accueillir, ou une fortune qui ne pouvait rien acheter, aucun puis-né ne fut autorisé à se réinstaller. Vint le tour de Romain. « Chers insulaires, observez-vous, que voyez-vous ? Moi je vois des têtes blanchies par l’âge et les préoccupations. J’ai quitté une île prospère, pleine de vie, et je retrouve un pays qui se languit. Vous avez besoin des puis-nés, mais vous ne savez pas comment les choisir. Moi, j’ai parcouru cent contrées, rencontré mille gens. Je les ai écoutés, compris, aidés. Je reviens avec le seul désir de vous être utile. Je peux vous soulager du dilemme des puis-nés. Je ne reviens pas pour moi, qui ai eu si peu d’ami ici, je reviens pour nous. »
L’Assemblée, enthousiasmée, vota à l’unanimité le retour de Tête bosselée.
Romain joua dès lors un rôle actif dans la sélection des puis-nés. Peu à peu on laissa Romain décider seul. Il arbitrait les droits au retour, les octrois de lopin. L’île retrouvait son insouciance d’antan. L’Assemblée des propriétaires ne se réunit plus qu’une fois l’an pour festoyer.
Il y eut ce jour où Romain décida de limiter le nombre de naissance. Personne ne se plaignit.
Il y eut cet autre jour où Romain décréta que ceux qui vivaient seuls seraient désormais regroupés sur un lopin collectif. On obtempéra.
Et il y eut ce jour où Romain s’octroya, sans autre justification que l’île reconnaissante, une parcelle de terre.
Ce jour-là, quelqu’un s’émut du potentat de Tête bosselée.
Le jour d’après, ce quelqu’un fut chassé en place de son puis-né.
Depuis ce jour, et tous les jours suivants, Romain fut surnommé Romain le Très Très Grand.