Assaillie par le bruit

librement inspiré de pixabay - neighbors-gf86c1a4b3_1280

(Disponible en audiotexte dans la rubrique à écouter)

Elle était si effacée que, lorsqu’elle emménagea, les voisins virent d’un bon œil ce petit bout de femme, grise d’ennui et de solitude, à la mise sans fioriture, s’exprimant d’une voix douce et posée. Personne ne savait vraiment lui donner d’âge. Elle s’installa et chacun s’habitua aux bruits de son quotidien. Dans cet immeuble des années soixante les habitants n’étaient pas plus curieux que la moyenne, mais ces constructions n’offraient pas l’isolation des matériaux modernes. Si, en journée, les occupants étaient dans leur bulle de sons, le soir venu, quand le rythme des activités ralentissait, la vie des autres s’immisçait : la télé, la chasse d’eau, les éclats de voix d’une dispute, les éclats de joie d’un dîner entre amis… Plus tard était l’écho, plus fort il résonnait jusqu’à ce que le sommeil fasse entrer le silence.

Elle se levait tous les matins à 6h30, ouvrait ses rideaux, se douchait, revêtait une jupe marron et un gilet beige en hiver, une jupe vert pâle et un chemisier rose pastel en été, buvait son thé sans se presser. Elle empruntait le bus 721 de 7h27. Elle descendait cinq arrêt plus loin, entre 7h37 et 7h42. Elle accélérerait alors plus ou moins le pas, afin de pointer juste avant 8h. Elle était correctrice dans une maison d’édition, et appréciait le défilé silencieux des mots devant ses yeux. Le soir, sitôt la porte de son appartement refermée, elle ôtait ses mocassins, aux bouts et aux petits talons carrés, puis disposait soigneusement ses habits de la journée sur un chevalet, déjà prêts pour le lendemain. Elle enfilait un pyjama d’intérieur aussi usé que confortable, déroulait son tapis de yoga, et se délestait des contrariétés de la journée. Vers 19h30 elle mangeait une soupe ou un yaourt. Enfin, elle s’accommodait dans un fauteuil rouge et élimé, héritage de sa grand-mère. Elle ouvrait son livre, posait son marque-page à côté de sa tasse d’infusion fumante, et reprenait à son compte les aventures d’héroïnes romantiques devant déjouer les projets de fâcheux importuns. Elle rêvassait jusqu’à l’heure du coucher, laissant refroidir sa boisson. A 22h35, elle vérifiait son réveil, et s’endormait retrouver ses rêveries.

Depuis quelques temps, des bruits intempestifs la dérangeaient. Le vieux garçon qui vivait au-dessus devait avoir la prostate défaillante, car elle ne comptait pas moins de cinq passages aux toilettes chaque nuit. A côté, le couple de gens âgés, qui avaient l’air si tranquille, regardait la télé vraiment fort. Elle les soupçonnaient de s’endormir devant leur poste. Quant aux jeunes qui occupaient l’appartement du dessous, ils avaient un bébé qu’ils ne savaient pas calmer. Ses pleurs nocturnes étaient une calamité. Emmitouflée sous sa couette, elle soupirait toute sa désillusion. Les premières semaines, avec la fatigue du déménagement et d’une routine à reconstruire, elle n’y avait pas vraiment prêté attention. Mais maintenant, cela lui était de plus en plus pénible. Elle essayait de faire le vide dans sa tête, mais ne parvenait qu’à devenir une caisse de résonance. Ses migraines revinrent, ainsi que sa mauvaise humeur. Elle réagit. Chaque fois que des murs, du sol ou du plafond, lui parvenait un bruit qui la gênait, elle tapait avec ses mains, ses pieds, un balai. Cela n’eut aucun effet. Elle passa à l’offensive agressive. Elle notait consciencieusement l’heure du vacarme, et se vengeait trois heures après. La télé à 22h ? Les murs tremblaient à une heure. Les volets de bois que l’on ferme à 23h ? Le plafond vibrait à 2h. La chasse d’eau à 2h ? Elle frappait dans la tuyauterie à 5h. Mais à force d’entrecouper son sommeil ou de se recoucher quelques dizaines de minutes avant que son réveil ne sonne, elle s’épuisa. Elle était cernée, de poches noires sous les yeux et de voisins indélicats. Son médecin lui prescrit une semaine de repos. Elle vécut un calvaire, devant également subir les bruits diurnes de l’immeuble, les pas dans les escaliers, les conversations sur le pallier. Ces gens ne s’arrêtaient donc jamais ? Elle tambourina de plus belle, acheta une télé qu’elle alluma à plein volume dix heures par jour, s’insupportant elle-même. Le surlendemain, sa voisine de pallier la croisa devant les boîtes aux lettres. Elle lui parla de la télé qui semblaient provenir de chez elle. Elle s’étonna innocemment, se fit discrète quelques temps, recommença un soir, au moment le plus calme. Cinq minutes après on toquait à sa porte. Elle n’ouvrit pas. A-t-on idée de se présenter chez les gens au milieu de la nuit ? Le petit manège dura une semaine, jusqu’à ce que le père de famille la croise dans le hall. Il menaça de porter plainte, elle l’accusa de troubler délibérément sa propre tranquillité. Elle ne dormait plus, ne sortait plus, était à l’affût du moindre murmure qui alimentait sa colère et redoublait ses coups.

Les copropriétaires provoquèrent une assemblée extra-ordinaire. Elle ne s’y présenta pas, refusant de se plier à toute convocation. Elle envoya néanmoins une lettre au syndic, se plaignant de tous ces désagréments, litote, indiqua-t-elle, pour ne pas les effarer avec l’enfer qu’elle vivait. Les résidents en furent stupéfiés, indignés. Ils planifièrent la contre-attaque. Tous les soirs à 21h ils fermaient leurs volets de concert. Clac, clac, clac, clac, elle en claquait des dents. A 21h30, ils tiraient la chasse, ouvraient les robinets, elle en pleurait d’énervement. Enfin, à 22h, ils écoutaient la chevauchée des Walkyries. Elle se bouchait les oreilles, dépitée, impuissante contre les vibrations des basses. Arrivé le week-end, ils organisèrent un fête dans l’appartement du dessus. Ils chantèrent, dansèrent. Les coups qu’ils devinèrent les firent follement rire. Le lendemain, le président de syndic et voisin du dessus, sonna chez elle. Elle ouvrit, le regard hagard et le cheveu en bataille. Il lui proposa la paix, elle l’insulta et lui promit d’horribles représailles. Elle acheta un énorme klaxon, qu’elle actionnait n’importe quand. Elle se campait sur ses pieds, le dirigeait vers le haut, le bas ou tournait sur elle-même, le klaxon à bout de bras. La police fut requise. La procédure s’annonçait longue et incertaine. Le couple de seniors fut hospitalisé. Les jeunes parents confièrent leur bébé aux grands-parents. Elle jubilait. Pour fêter la victoire, elle klaxonna une heure entière. Lorsqu’elle cessa, un écho lancinant lui affolait les nerfs. Elle s’en serait taper la tête contre les murs. Elle consulta un ORL qui lui diagnostiqua des acouphènes. Elle n’en pouvait plus. En surfant sur internet elle trouva, par hasard, du matériel d’occasion provenant d’un hôpital psychiatrique voué à la fermeture. Elle acheta des parois capitonnées et les fit installer. Elle se rendit compte qu’elle n’entendait plus ses voisins. Seulement le sifflement dans ses oreilles.

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