À battre cendres

(librement inspiré de la pièce de Jean Cagnard, Les Gens Légers)

Il était une fois un canon de beauté, nonchalamment couché
Il était une fois des canons dressés, vers la gloire, le succès
Peut-être, une fois, une salve de trop, un tir mal ajusté
Il sera une fois des terres brûlées
Il sera une fois des canons sciés, hébétés

 

Un homme, trentenaire, chevalière au petit doigt, tenant un cigare éteint
Une femme du même âge, élégante en tenue gris fumé, le port rigide
Une petite fille de 7 ans, habillée et coiffée comme la femme, et pourtant copie non conforme de celle-ci
Joséphine, à la beauté et à la chevelure flamboyantes
Une gitane aux cheveux rares, aux dents noircies, veillant sur un tas de cendre
Un joueur d’ogre de barbarie, cheveux grisonnants, au bras qui tourne la manivelle au rythme de la vie et non de la musique

 

Scène 1
Joueur jouant de son ogre de barbarie : Ritournelle, sempiternelle, venez découvrir qui était vous seriez.
C’était sa seule réplique.
GITANE assise devant un petit tas de cendre sous cloche : Approchez, soyez curieux.
Un homme, une femme et une petite fille entrent en scène. Leurs vêtements, leurs attitudes sont autant de signes extérieurs de réussite sociale.
Ils scrutent le petit tas de cendre sans faire attention à la musique qui s’emballe, au décor qui s’efface.

La musique s’arrête sur un autre décor..

 

Scène 2
L’homme et Joséphine sur l’écran de leur passé.

La lumière s’allume doucement. Des meubles sortent un à un d’une pénombre ouatée. L’inventaire est vite fait dans cette chambre de bonne. Une table de cuisine, encombrée, débordant de la vie qui virevolte autour d’elle. Une nappe de simple coton, mais d’un blanc éclatant du bonheur des amants. Un lit, dont les draps sont encore entortillés des ébats, des émois. Chaque petit matin se réveille réchauffé des amours de la nuit. L’homme se lève, à peine vêtu, attrape la serviette et le papier toilette. Elle le dévore des yeux. Il sort se doucher sur le palier. Le temps que son image à lui s’estompe de ses prunelles à elle, il est déjà revenu. Il sent le savon et l’amour. Il sent toujours l’amour quand elle est dans la pièce. Il boit son café, debout. Il laisse sa tasse dans la petite bassine qui leur sert pour laver la vaisselle. En deux pas il est déjà près d’elle, l’embrasse sur le front, aspirant tout ce qu’il peut de son odeur. Il économisera chaque expiration. Il sort, sa figure se fait grave. Il dévale les escaliers. Quand elle n’est plus là, il devient cet homme pressé de décrocher la gloire.

 

Scène 3
L’homme, la femme et la petite fille fixant le tas de cendre.
HOMME : Ce tas ne ressemble à rien.
FEMME : Tss, regarde bien. Regarde cette protubérance à la base, toute de travers. On dirait qu’il va s’écrouler.
PETITE FILLE : Comme oncle Maurice ?
FEMME, riant : Tout à fait !
Ils regardent en silence.
HOMME : Moi je vois plutôt la grand-tante Léonie.
PETITE FILLE : Celle qui est toute rabougrie ?
HOMME : Oh tu sais, elle a été jolie.
FEMME : Mais là, c’est Tante Léonie à l’âge où l’on se tasse.
PETITE FILLE : On devient tous un petit tas ?
FEMME : Certains sont des gros tas.
HOMME, réprimant un sourire : Tu es méchante.
FEMME, ironique : Oh, n’en faisons pas tout un plat !

Ils regardent à nouveau.
FEMME : Moi je trouve que ce petit tas a un air de Joséphine.
HOMME : N’importe quoi !
PETITE FILLE: C’est qui Joséphine ?
FEMME : L’ancienne amoureuse de ton père.
PETITE FILLE : C’était un petit ou un gros tas ?
HOMME, fâché : ça suffit ! Il n’y a rien de Joséphine dans ce tas-là.
FEMME : Moi je lui trouve la même grise mine, ce teint cendreux qu’elle a pris quand tu l’as quittée pour moi.
HOMME, très fâché : ça suffit ! Joséphine a une beauté flamboyante.
FEMME, dédaigneuse : Oh, elle se sera consumée.
FEMME, déclamant :

Au crépuscule de sa jeunesse,
Elle fut plongée dans une grande solitude,
Et quand s’éteignit la tristesse
Elle découvrit sa décrépitude

Le joueur d’ogre de barbarie commence à jouer, de plus en plus vite. Le décor se brouille. On entend l’homme dire : Vilaine !
La musique ralentit peu à peu puis s’arrête.

 

Scène 4
L’homme et Joséphine sur l’écran de leur passé

La lumière s’allume, blafarde. Sur la table quelques miettes. A la table Joséphine, mal coiffée, mal habillée. Le drap du lit est tiré, cachant pudiquement des amours refroidies. Joséphine souffle et la buée tombe, rejoignant sur le sol un brouillard morne et froid. Elle attend. Son regard fait le tour de la pièce. Partout où son regard se pose, l’objet et l’endroit s’obscurcissent. Elle laisse échapper un autre souffle de buée. Elle lève les yeux au plafond. Les nombreuses tâches noires témoignent que ce n’est pas la première fois qu’elle cherche une lueur de ce côté-là. Une clé tourne dans la serrure. Elle se lève vivement, porte une main à ses cheveux, à sa tenue et s’enfonce dans l’ombre. L’homme entre. Il est élégamment habillé, un costume de bonne facture, des chaussures bien cirées. On voit ses lèvres bouger, appeler « Joséphine ». On devine Joséphine, dont le pied s’avance dans la lumière. L’homme ne le voit pas. Il hausse les épaules, laisse une enveloppe sur la table et sort en claquant la porte. La lumière tressaille. On entend un pas traînant (la lumière baisse), une chaise qu’on déplace, (la lumière baisse) une enveloppe qu’on décachette (la lumière baisse), un sanglot qu’on étouffe. L’obscurité est maintenant totale. Et pourtant. Encore plus noire que le noir, on devine s’écrouler la silhouette d’un désespoir.

 

Scène 5
La gitane soulève la cloche.
PETITE FILLE : Maman regarde, il y a des petits grains de cendre qui s’envolent.
FEMME, hilare: il ne faudrait pas que Joséphine perde un doigt !
HOMME, les poings serrés : ça suffit !
PETITE FILLE, au bord des larmes : le tas s’est tout éparpillé. Il y a des gens qu’on ne reconnaîtra plus.
La gitane prend la main de l’homme et verse de la cendre dans sa paume, la femme souffle dessus. L’homme fixe sa main vide.
GITANE : L’absence est un vide que rien ne peut remplir.
HOMME, nostalgique : Il est des absences qui prennent beaucoup de place.
PETITE FILLE : Comme quand grand-mère me manque ?
GITANE, posant un doigt sur la poitrine de la petite fille : Petite fille, sens-tu ton cœur se recroqueviller quand tu penses à elle ?
PETITE FILLE, secouant la tête de gauche à droite : Parfois, quand je pense à elle, j’ai le cœur qui se gonfle et emplit ma poitrine. Ça fait mal et je pleure. J’entends alors grand-mère qui chante doucement (on entend une comptine fredonnée)… Et je ne suis plus triste.
La petite fille reste songeuse quelques instants.
PETITE FILLE : Grand-mère est toujours là quelque part.
La gitane acquiesce.
FEMME, levant les yeux au ciel : Sornettes !
La gitane prend la main de la femme et verse un filet de cendre.
FEMME essayant de retirer sa main : Je ne manque de rien.
GITANE, refermant la main de la femme sur la cendre : En êtes-vous sûre ?
Le joueur d’ogre de barbarie se met à jouer, de plus en plus vite. Le décor se brouille. La musique ralentit peu à peu puis s’arrête.

 

Scène 6
Joséphine sur l’écran du présent défait de l’homme.

La lumière d’un réverbère éclaire l’homme au cigare éteint. Il est appuyé sur la façade grise en face de leur immeuble, l’immeuble de l’amour inachevé. Il a le regard tendu vers la fenêtre, leur fenêtre. Elle est fermée. Il sait qu’elle vit toujours là. Il vient parfois au crépuscule voler l’ombre de son profil. Mais toujours elle lui échappe. Il voit Joséphine nettement dessinée par l’ampoule qui pend du plafond, sa cascade de cheveux qu’elle remonte en chignon, la ligne de son cou gracile, la courbe de ses épaules. Il l’imagine lavant comme autrefois son assiette et son verre. Il imagine ses soirées de solitude, relisant le mot qu’il lui avait laissé « je t’aime trop pour te laisser vivre dans ma pauvreté. Je reviendrai t’offrir la vie que notre amour mérite » (et oui, la grandiloquence est parfois l’expression d’une ambition égocentrée).
L’homme respire le souvenir d’un baiser. Il s’imagine monter les escaliers, toquer, la porte s’ouvre, ils se regardent, les mots sont inutiles, les mots sont volatiles. Ils s’étreignent, l’absence n’est même plus un souvenir. Il n’y a plus qu’eux, maintenant, demain. Oh, bien sûr, il ne pourra jamais l’épouser, elle restera la maîtresse, la femme de l’ombre. Mais il la chérira tant qu’elle en oubliera ce détail insignifiant. Il s’écarte du mur, fait un pas. Là-haut, la lumière s’est soudainement accrue, éclatante. Joséphine tourne la tête. A-t-elle déjà senti sa présence imminente ? L’homme sourit.
Une deuxième ombre apparaît, se penche, embrasse Joséphine. L’homme écarquille les yeux. Joséphine caresse la figure de l’ombre. Le geste est amoureux. La lumière se détourne de l’homme qui s’éloigne. Sa silhouette s’estompe.

 

Scène 7
FEMME, haussant les épaules : Moi, je n’ai abandonné personne.
HOMME : Je l’aimais sincèrement.
FEMME : Elle n’était qu’un ornement à ton bras.
HOMME : Je l’aurais aimé, même moins jolie. (méchamment) Je t’ai bien aimé, toi.
FEMME, narquoise : Oh, nous avions un intérêt à nous aimer.
HOMME : C’est atroce ce que tu dis. Je t’ai aimée sincèrement.
FEMME, levant les yeux: Tu m’as aimée pour ma famille. Nous t’avons ouvert des portes que sa beauté laissait closes.
HOMME : Mais toi, pourquoi m’as-tu aimé ?
FEMME : Par vanité, je t’ai ravi à une fille mille fois plus jolie. Et puis, tu avais ce quelque chose de féroce des gens qui veulent réussir à tout prix. En t’épousant, je faisais le pari de cumuler le prestige de l’alliance à celui de ma naissance.
HOMME : Tu es horrible.
FEMME : Lucide.
FEMME, déclamant :

La beauté, éphémère, n’est pas un bon placement
L’ambitieux lui préfère d’autres investissements
Le réseau, l’entregent, l’amitié d’intérêt
Quitte à vendre son cœur à la bonne société

HOMME : Tais-toi !
FEMME, caressant la tête de l’enfant : Et puis je t’ai donné une jolie petite fille.
HOMME, posant un regard attendri sur l’enfant : C’est vrai. (Fier), huit mois exactement après notre mariage.
FEMME : Ah, tu avais remarqué ? C’est vrai qu’Adélaïde était un beau bébé pour un prématuré.
HOMME, fait un pas en arrière, l’incrédulité s’affiche en lettres de chagrin sur son front : Non, pas Adélaïde ! Pas ma fille !
PETITE FILLE, sanglotant : Je ne veux pas devenir un tas de cendres !
HOMME, jette un regard encoléré à la femme, puis s’accroupit devant sa fille : Mais non ma chérie, cette histoire de cendres, d’ogre de barbarie c’est un tour de passe-passe. Je serai toujours ton papa.
La gitane tape la main de la femme qui, surprise, l’ouvre. La cendre s’envole. Le joueur d’ogre de barbarie commence à jouer. La femme tente de l’en empêcher mais, déjà, le décor se brouille.

La musique ralentit peu à peu puis s’arrête.

 

Scène 7
La femme, jeune, est au téléphone.
FEMME : Je suis enceinte.
L’AUTRE : Je suis en route.
FEMME : Tu me rejoins ?
L’AUTRE : Je vais ailleurs.
FEMME : Il est de toi.
L’AUTRE : Je te le laisse.
FEMME : Je ne peux pas être fille-mère.
L’AUTRE : Et bien trouve lui un père.
On entend la tonalité d’un téléphone qu’on vient de raccrocher. La femme hurle de colère et de dépit.

 

Epilogue
La femme a les yeux dans le vague. Elle déclame :

A l’aube de ma vieillesse,
Me submerge l’incertitude
Que valent la réussite, les richesses
Si elles ne comblent pas ma solitude ?

L’homme, corps mou et cœur ballant, se laisse glisser sur le sol. Il entraîne la petite fille qui s’agrippait à un pan de sa veste. La petite fille laisse couler ses larmes.

La gitane passe de l’un à l’autre épousseter les cendres de leur cœur.
GITANE : Tant de regrets, tant de chagrins ensevelissent les cœurs.

FEMME : je veux tourner la page.

GITANE : Les cœurs étouffent sous les cendres, s’affolent de l’écho de leurs propres battements. (La gitane s’adresse au public) Ils craignent que leurs coups de cœur soient des coups de semonce.
HOMME : je veux être heureux au présent.
GITANE : Des cendres refroidies ne naissent aucune braise. Dépoussiérons. Laissons nos cœurs battre la chamade, la campagne, rebattre les cartes.
L’homme, la femme et la petite fille regardent autour d’eux, chacun happé par une perspective différente. Des expressions défilent sur leurs visages.
GITANE, fixant la boule de cendres qu’elle vient d’agiter : Ne vous sentez-vous pas déjà mieux ?

Elle fait signe au joueur d’ogre de barbarie qu’il est temps de partir. Il fait semblant de ne pas comprendre et se déplace au centre de la scène. Il joue. Des cendres s’envolent. La joie et le plaisir éclairent son visage.

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Une réponse à À battre cendres

  1. Duchamp dit :

    Hello Nadège,
    Les dialogues sont savoureux et drôles. Les personnages sont succulents, aidés en cela par les tas de cendres qui participent aux échanges. Si j’ai le droit de le dire j’aime cette tragédie-humoristique.
    Les parties en prose restent de la prose..
    Biz Dany

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