Place Trinidade Coelho

Lisbonne

Elle compte d’une voix chantante, un, deux, quatre cinq, six, sept huit, saute à pieds joints dans le ciel, se retourne, redescend les numéros, ramasse le caillou dans la case du trois. Elle est à nouveau sur la terre, prête à jeter son caillou, quand une ombre recouvre son ciel. Il fixe la fillette de son regard gris.
En plein dans le quatre ! Elle lui sourit et ses yeux pétillent. Livia n’a pas pu venir aujourd’hui, elle est punie, elle a eu une mauvaise note à l’école. La voisine surveille, pas question de sortir en douce. Moi je n’ai que des bonnes notes, alors j’ai le droit d’aller jouer. C’est moins amusant toute seule. Elle soupire, si tu pouvais jouer avec moi.
L’ombre s’est allongée, signe qu’il est l’heure de rentrer. Frisca met son caillou dans la poche de son jean et s’éloigne en sautillant.

Les pigeons picorent de plus en plus près de lui. L’un d’eux pourrait s’approcher, s’envoler et s’oublier sur son épaule, une fiente blanche sur sa veste grise.
Frisca pose son sac-à-dos rose, l’ouvre, sort son goûter. Je ne peux pas rester longtemps. Ils ont dit qu’il allait pleuvoir et maman ne veut pas que je soit dehors quand il pleut.
Elle arrache l’emballage du biscuit et croque dedans. Des miettes tombent par terre. Je préfère ceux à la fraise. C’est dommage que tu n’en manges pas. T’as jamais aimé les trucs sucrés, même au petit-déjeuner. Beurk, moi je tremperais jamais une tartine de jambon dans mon chocolat chaud.

Les pigeons, qui ont perdu toute prudence depuis longtemps, sont à leur pieds. Eux aussi apprécient le goûter. Elle ouvre les bras comme des ailes d’avion et tourne autour de lui en courant. Les pigeons s’éloignent. Elle rit. Je dois partir. Elle émiette le reste d’un biscuit, comme ça les pigeons te tiendront compagnie. Elle s’éloigne sur la pointe des pieds.

Frisca longe une ligne imaginaire qui va depuis l’école jusqu’à chez elle. Elle pose précautionneusement un pied devant l’autre, le talon droit contre la pointe gauche, le talon gauche contre la pointe droite. Parfois elle écarte un peu les bras, pour pallier un léger déséquilibre, tire le bout de la langue. C’est long mais si elle réussit, il n’y aura pas de poisson pour dîner. Des chaussures empoussiérées et grises sont sur son chemin. Elle lève la tête, le poisson c’est pas bon. Évidemment il ne bouge pas d’un millimètre. Elle s’accroupit, les coudes sur les genoux, les mains autour des joues, est-ce que ça compte si elle dévie d’un petit pas de côté ? Il regarde droit devant lui. Elle hausse les épaules, de toutes façons c’est toujours du poisson le vendredi. Et la voilà repartie en zigzaguant, car c’est beaucoup plus marrant.

Elle arrive sur la place guillerette, stoppe net. Trois personnes lui tournent autour. Elle n’aime pas ça. Elle sait qu’il ne pourra jamais se défendre. L’un d’eux passe le bras autour des ses épaules, prend un selfie. Elle retient son souffle. Un deuxième saisit le ticket doré qu’il a dans la main. Que peut-elle faire du haut de ses neuf ans ? Ils rient. Sauf lui. Elle fronce les lèvres, les sourcils et tente d’envoyer un fluide répulsif en soufflant très fort. Elle murmure en boucle, partez, partez. Personne sur la place n’intervient, pas même José le bistrotier qui n’aime pas le désordre. Frisca les fixe à en avoir mal aux yeux. Partez, partez. Une dernière tape dans le dos et ils s’en vont. Frisca sanglote. Son moment est gâché. Elle se sauve.

Elle court vers lui. J’ai parlé de toi à l’école ! Je leur ai raconté ton travail, ton a-ssi-dui-té, comme a dit la maîtresse quand j’ai expliqué que tu étais là tous les jours de 9h à 18h, du lundi au samedi, par tous les temps ; J’ai dit que tout le monde dans le quartier connaissait ton siège pliable bleu, vif ou usé selon les années. Ils ont ri quand je leur ai dit que tu rachetais toujours le même quand le précédent était cassé. C’est ma petite manie à moi tu disais. Il y avait toujours quelqu’un pour te tenir compagnie, te confier ses problèmes, secrets, espoirs. Je me rappelle que tu disais il n’y a pas de sous-métiers s’ils apportent du réconfort. Je n’ai pas caché qu’une fois un monsieur a voulu te voler ton argent, qu’il t’a frappé, mais que les gens du quartier t’ont défendu. Et le lendemain tu étais là, même avec un gros bleu sur la joue. Armando a dit que je mentais. Il était jaloux car personne ne l’avait écouté. Il nous avait ennuyé avec son père très important et très occupé. Tout le monde sait que son papa est médecin ! J’ai un peu pleuré en répétant ce que disait grand-mère, que le jour où tu n’a pas été là, tout le monde a su pourquoi. Beaucoup sont venus à la veillée funèbre. Encore plus à ton enterrement. Armando a dit que je faisais du cinéma. La maîtresse lui a demandé de se taire. T’aurais vu sa tête ! Mais j’avais tout prévu. J’avais pris, dans la boîte métallique cachée dans le buffet, le courrier du maire. Faudra que je le range avant que maman s’en aperçoive, sinon… Elle mime la main qui menace de fessée. Armando est devenu vert de rage en voyant le courrier. Je l’ai lu à voix haute : … C’est pourquoi je vous demande l’autorisation d’ériger une statue à l’effigie de M. Cinzento, en hommage à tous les vendeurs de la loterie Totoloto.
La fillette le fixe, le torse bombé, les poings sur les hanches et le menton levé :Ah ça, tout le monde n’a pas la statue de son papy sur une place de Lisbonne !

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